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5 avril 2020 7 05 /04 /avril /2020 18:00

Au milieu des poules, des coqs, des chiens et des lapins qui se courent après, une femme danse. Telle l’almée orientale, elle fredonne un air qui l’inspire, et la fait se mouvoir dans ce grand décor d’herbes, de fleurs sauvages, de bois et d’eau. Sa poitrine et ses épaules nues dessinent dans les airs des méandres invisibles. Elle danse, et elle est seule. Il n’y a que le lac, et les montagnes, en contrebas, pour la contempler. Les autres plient déjà bagage.

S’en inquiète-t-elle ? Combien de fois n’ont-ils pas menacé de partir, de tout laisser ici, de s’en aller quérir un nouveau paradis ? Combien de fois ont-ils tonné contre la légèreté de leurs compagnons, contre la fragilité de leur détermination à créer, ici, un monde nouveau ? Elle y a cru, autrefois, et sans doute y croit-elle encore. Sa danse le prouve. Sur le mont Vérité, chacun semble désormais avoir la sienne.

Un doux rêve
Un doux rêve

Elle lève les bras au ciel, et sa main gauche, lentement, retombe en frôlant son bras droit. Ses lèvres remuent sans qu’un son n’en sorte. On dirait une incantation silencieuse. Prie-t-elle ? Qui prie-t-elle ? Non, elle ne prie pas, cela ne servirait à rien. L’homme seul peut décider et agir pour son bonheur. L’homme seul peut se défaire des contraintes que ses ancêtres lui ont imposées, des siècles auparavant. A force de croire à de faux principes et à de faux dieux, l’homme s’est coupé du monde et de lui-même.

Un doux rêve
Un doux rêve

Subitement, elle arrête de danser. Elle s’assoit, puis s’allonge dans les herbes hautes, à demi nue, et sa chevelure vient couvrir sa gorge. Au loin, elle entend les dernières disputes. Que disent-ils ? Ils répètent les mêmes arguments, ils entretiennent les mêmes rengaines. Certains voulaient simplement se couper de la société moderne et retrouver, en labourant la terre, les sensations ancestrales oubliées. D’autres voulaient fonder ici un homme nouveau et lui donner une nouvelle place dans le monde, égal entre toutes les espèces animales, maillon d’une chaîne et non plus centre de la vie.

Un doux rêve
Un doux rêve

Elle ne perçoit que les éclats de voix. Ils sont terribles, et leur niveau sonore augmente. Se rapprochent-ils, ceux qui autrefois s’aimaient ? Elle regarde le ciel, obstinément bleu, car la nature ne se préoccupe pas des hommes pour s’animer ou s’obscurcir. Ils doivent être plus proches car, à présent, elle entend les syllabes, elle recompose les mots. Partir : c’est ce qu’ils veulent tous. Au Brésil, en Italie, en France, en Allemagne. A croire que l’éden n’était pas ici, à Ascona. Pourtant, ils ont bien fui quelque chose : le progrès, l’industrie, l’asservissement de l’homme. Tout cela était laid.

Un doux rêve
Un doux rêve

Cette laideur qu’ils ont voulu fuir, ils l’ont retrouvée pourtant, sur ce mont Vérité, duquel on voit se déployer le lac Majeur, et le petit port d'Ascona, et les sommets innombrables des Alpes. Ils passent près de la femme, qui demeure allongée dans l’herbe, sans la voir, sans même suspecter qu’elle puisse vivre comme ils avaient voulu vivre, à l’écoute de la nature et à l’écoute de leurs corps, et de leurs désirs. Ils s’invectivent, car ils se haïssent. Car chacun est, pour l’autre, un relaps. Aux temps laïcs, l’hérésie existe toujours.

Un doux rêve
Un doux rêve

Les voilà qui s’éloignent maintenant. Sans doute en est-ce fini de l’utopie du mont Vérité, car ce nom était d’une prétention sans égal, car la vérité ne leur convenant pas, les hommes affirmèrent alors qu’elle n’était pas là où ils pensaient qu’elle fût. Tous ces esprits libres, savants en tous genres, esthètes sûrs d’eux-mêmes, quittent de leur plein gré le jardin du paradis. La femme se relève, regarde autour d’elle : elle est seule, simple élément dans une nature multiple, et non plus membre de la confrérie dominante. Elle retire de ses cheveux les herbes éparses qui s’y sont nichées. Puis elle se met en chemin, vers la ville et ses cheminées sombres. Elle enfilera une chemise prise dans la maisonnée. Elle revient vers la vile vie, qui est aussi vraie.

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