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7 octobre 2021 4 07 /10 /octobre /2021 18:00

La soupe n’a ni meilleur goût, ni meilleur aspect. Il y en a simplement un peu plus. Quelques fèves et beaucoup d’eau ; sur un tranchoir, de l’ail frotté et des sardines grillées dans l’âtre. Pas de quoi rassasier un homme. La marmite au vieux fond brûlé reste pourtant pleine. Dans les godets, le vin tourne à l’aigre. Depuis une semaine, les lèvres restent closes. On ne mange ni ne parle ; le cœur n’y est pas. Les entrailles sont comme un paquet de linge mouillé que la bise fraîche, lentement, assèche.

La mère et le père se lèvent aux aurores. La nuit, ils l’ont passée immobiles en guettant, chacun dans son silence, l’abîme qui n’en finit pas de se creuser dans la poitrine. Ce matin, l’ail, l’huile et le pain parviennent enfin à se frayer un chemin jusqu’à l’estomac. Aux champs, la terre a été rendue dure par l’été qui n’en finit pas. La rocaille et la poussière rendent la tâche éreintante. La journée passe en bras fourbus et en dos cassés. Au crépuscule, le père et la mère repassent sous le haut portail nouveau.

Des rives proches
Des rives proches

La mer rapporte sans cesse des bouts d’écume qu’elle dépose sur la plage, et que le vent se chargera de disperser. Elle dépose aussi des branches d’arbres blanchies, et parfois même de grandes lames de bois dont on voit bien qu’elles ont été polies par une main humaine. Le père arpente la plage, le dos courbé. L’œil aguerri, il repère les coquillages et les mollusques qui, bien lavés de ce sable fin, améliorent la pitance quotidienne. Le père se redresse souvent, regarde à l’horizon. Ce n’est pas son habitude. Au large, il ne voit rien, pas même un radeau qui lui rendrait son fils.

Des rives proches
Des rives proches

Elle balaie, elle pense. Elle récure, elle pense. Le feu jaillit sous la marmite, elle l’imagine dans sa barque, bercé par la mer et son rythme. Il vient de jeter son filet, s’allonge dans son embarcation, le chapeau sur les yeux. Cinq minutes et il remontera le filet, le relancera, délivrera les poissons pêchés pour les placer dans le baquet à ses pieds. La légère brise et le demi sommeil ont empêché qu’il les entende arriver. Des idiomes étranges lui parviennent, il se redresse brusquement, des mains viriles le saisissent et l’extirpent, le réduisent au silence et au statut d’objet.

Des rives proches
Des rives proches

La mère demeure en les murs, car la mer ne lui plaît plus guère. Les créneaux des murailles la rassurent. Ils lui murmurent que des flots toujours déserts ne parviendra plus aucune autre galère. Son enfant a disparu, misère, et les embruns iodés ne sauraient que la rendre amère. Elle ne sort qu’obligée, pour ses cultures et le marché, mais elle garde la tête baissée. Elle sait qu’elle n’est pas seule, que d’autres familles ont perdu ainsi un fils, une fille, toute une lignée. Elle sait, mais elle ne saurait que leur dire. Elle ne saurait les écouter.

Des rives proches
Des rives proches

Le père et la mère ne veillent plus au soir tombé. Ils aspirent à ce que la nuit les avale. Autour d’eux, la petite cité dort. Sur les chemins de ronde, les guetteurs surveillent le chant des cigales, la brise fraîche et l’armée des étoiles. Les villageois ont préféré abandonner la mer ; les hauteurs sont plus sûres. Les barbaresques sont bons marins, mais ne sauraient attaquer les murs. Parfois, la mère s’endort ; elle rêve que les pirates la prennent. Ils l’emmènent, enchaînée, et elle débarque sur une autre terre où il l’attend. Esclave, ça lui conviendrait encore, si c’était pour être avec son enfant.

Des rives proches
Des rives proches

Souvent, le père s’éveille, le cœur en sang. Il prépare une besace, et s’en va vers la grève. Il commence de mettre à flot sa barque, quand des pêcheurs arrivent. Ils le voient sans filet, ils comprennent. Ils lui disent des mots insensés, ils promettent la vie meilleure, clament la folie que ce serait. Le père recule, les yeux brûlants. Il fixe la mer, il voudrait voir au bout, tout au bout, le rivage qui lui a arraché le cœur. Mais la mer est aveugle, mais la mer est muette ; il s’en retourne alors à sa masure, comme un mort pourtant vivant. La mère l’y attend. La soupe est prête.

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