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12 novembre 2021 5 12 /11 /novembre /2021 19:00

Le père de Des Rosières avait combattu les Anglais à Fontenoy. Tous les soirs, les histoires que nous contait son fils nous tenaient éveillés longtemps après l’extinction des feux. Nous nous disputions silencieusement, dans la peur d’être découverts, à propos de chaque épisode que rapportait Des Rosières. L’imagination de celui-ci semblait inépuisable. Un soir, son père avait mené la charge de cavalerie ; un autre encore, il avait résisté, à un contre cent, à l’infanterie anglaise. Nous écoutions, fascinés et penauds. Nos pères à nous n’avaient rien de héros.

Nous étions pourtant tous de nobles extractions. Pauvres, nos familles nous envoyaient dans ces collèges royaux et militaires où nous devions être formés au métier des armes. Tous, nous venions de pays très divers, que nous ne retrouvions qu’à l’été et où, pendant quelques semaines, nous rendions compte à nos pères de nos progrès. La camaraderie n’allait pas de soi ; nous avions nos rivalités et nos luttes, nous profitions des séances d’escrime pour nous mesurer et pour connaître nos premières gloires. Selon les jours, Thiron était notre Fontenoy ou bien notre Rossbach.

Aux champs l’honneur
Aux champs l’honneur

Parmi tous nos compères, il en était un qui ne se mêlait jamais à nos jeux. Son nom – De Crino – était raccourci et transformé en Ducrin, qui était une manière de rappeler la tenue paysanne dans laquelle il était arrivé au collège. Ses sabots et son bonnet de crin avait fait rire jusqu’aux professeurs. Ducrin n’excellait en rien, sinon en italien, sans mérite cependant, car ses origines le prédisposait aux sonorités latines. Il désespérait les professeurs d’allemand et ceux d’escrime, et faisait se fâcher le maître de mathématiques. Celui-ci, qui était un savant fort connu à la capitale, se lamentait devant nous qu’il devait enseigner à des ânes. Nous rîmes : l’âne était un animal à crin.

Aux champs l’honneur
Aux champs l’honneur

De tous, Ducrin se tenait à l’écart. Pour entendre le son de sa voix, il fallait l’interroger avec insistance, et il soufflait ses réponses en quelques mots. Une fois, il s’était confié à D’Harcourt. Son père vivait dans une gentilhommière délabrée. Le matin, il buvait le lait de chèvre et allait soigner les bêtes. Il avait pour passion les cultures, au sujet desquelles il disserta auprès de D’Harcourt pendant une heure. Ce dernier nous rapporta la chose. Des jours durant, nous imitâmes les accents paysans de nos pays respectifs.

Aux champs l’honneur
Aux champs l’honneur

Un matin, tandis que nous sellions nos montures avant de nous rendre au manège, nous remarquâmes l’absence de Ducrin. Les surveillants furent mis en branle, comme une petite armée. Leurs imprécations promettaient à Ducrin les châtiments les plus durs, et il ne fut pas étrange qu’il ne se montrât point. La journée passa cependant sans qu’aucune nouvelle de lui ne nous parvint. Ducrin avait disparu, et nous fûmes nombreux à songer, la nuit, aux dangers qu’il courait. Nos frayeurs se mêlaient à notre envie et, quelque part, nous étions honteux que, de nous tous, il fut le premier à éprouver sa bravoure.

Aux champs l’honneur
Aux champs l’honneur

Ducrin revint deux jours plus tard. Il était accompagné de deux paysans percherons, chez qui il avait passé les deux nuits. Les braves gens furent remerciés, et Ducrin fut châtié. Vingt fois, son dos éprouva l’humiliation du fouet. Peut-être un peu bêtement, nous en fûmes jaloux car, malgré les onguents, Ducrin porterait à vie les stigmates d’une glorieuse guerre intérieure. Par la suite, il nous fut impossible de lui soutirer quelque parole que ce fût. À la fin de l’année, il retrouva de l’entrain, mais toujours, ces preuves de vie sur son visage apparaissaient dans les secrets des recoins et des ombres. Aucun de ceux qui les surprirent ne trahirent ces moments.

Aux champs l’honneur
Aux champs l’honneur

Le père de Ducrin arriva au collège au début de l’été. Il s’entretint avec l’abbé directeur durant un après-midi entier, et il ressortit accablé. Le destin d’un Ducrin dragon s’était dissous dans les déboires d’une année de désespoir. La nuit qui précéda son départ fut étrangement silencieuse ; Des Rosières lui-même demeura muet, laissant son père sans couleurs à défendre ni Anglais à maudire. Un mois mois tard, notre promotion se sépara et, à la rentrée suivante, nous ne revîmes pas Ducrin. Sans doute préféra-t-il demeurer en ses champs pour ordonner des régiments de choux et de navets. Quant à nous, le devoir et la morale nous appelaient. Au service du roi, nous nous étions promis.

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