Nous sommes le peuple d’au-delà du feu. Nous sommes des hephaïstos en bleu de travail. Nous sommes les fourmis, nous sommes la cheville, nous sommes le marteau et nous sommes l’enclume. Nous sommes une armée qui domptons la lave, nous sommes les maîtres du fer, nous sommes les mains d’or. Nous : les ouvriers. Nous : les sidérurgistes. Nous : les gars des hauts-fourneaux. Nous : ceux d’Uckange.
Par vagues silencieuses, nous arrivons. Nous sommes des centaines. Mille deux cent, exactement. A pied ou en bus, nous débarquons chaque matin prendre notre quart. Nos camarades de la nuit sont au poste, attendant notre relève, épuisés et noircis par les heures. Sans un mot, nous reprenons les mêmes gestes que nos frères et que nos pères. Le haut-fourneau est un ogre dont l’appétit ne se tarit point. Le jour, la nuit, il dévore. Nous sommes ses innombrables nourrices.
La bête, la machine, quel que soit son nom, nous l'alimentons de minette. C'est le nectar et l'ambroisie de ce dieu vorace. Nous en sommes les prêtres ; certains diront : les esclaves : car le haut-fourneau ne se rassasie ni ne s'arrête. L'ai-je déjà dit ? C'est que, tous, nous sommes les mains et les cerveaux de l'infernal fourneau. La moindre inattention est une erreur fatale. Mangés, à notre tour, par l'acier rouge.
Chaque jour, des trains ou des bateaux viennent déverser les stocks qui brûleront dans les fours. De la mine de Saint-Charles ou des flots de la Moselle, il en vient de partout comme des offrandes à une antique puissance. Les libations sont versées par les Straehler, rondes et immenses. Ces barriques de métal, rendant hommage en se baissant, vomissent leur dû dans les bouches sans cesse affamées des biens-nommés U.
La production est le maître-mot. C'est la litanie affirmée, proclamée, murmurée, chantée (dit-on, dans les bureaux de la direction seulement), comme une prière sans cesse renouvelée. La gueuse doit sortir, toujours plus abondante, toujours de qualité supérieure, puisqu'ici nous ne connaissons que cela : l'excellence. Nous sommes en 1962, un record va être battu. Un record de production. Une année phare. Une lumière dans nos vies ouvrières.
Une fois la fonte liquide coulée, une fois le gueusard rempli et débordant, une fois la gueuse refroidie, une fois les trains et les bateaux chargés, tout cela ne nous appartient plus. Tout cela part : vers le sud, vers le nord, l'ouest, l'est, et surtout la Sarre. Nos anciens frères. Ils sont Allemands, nous ne le sommes plus. Mais ils sont ouvriers, et nous le sommes encore. Jusqu'à quand, demandent les pessimistes. Jusqu'en enfer, répondent les gueulards de la gueuse.
Mais nous sommes en danger. Nous, derrière nos masques, dans nos chaussures lestées, nous qui connaissons les gestes, nous qui avons travaillé dix, vingt ou trente ans ensemble, nous sentons planer la menace. Les mots changent : vétusté : surcoût : concurrence. Ce dernier est le plus terrible. Car ce sont les camarades du monde qui possèdent l’avenir désormais. Le nôtre : l’agonie assurée. Et ce nonobstant notre vitalité.