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8 août 2015 6 08 /08 /août /2015 18:00

Droit devant le miroir sans tain, le jeune homme se coiffe. Par des gestes lents et justes, il soigne sa chevelure noire qui lui descend jusqu’en bas de la nuque. De ses yeux, noirs également, il fixe ce reflet qu’il reconnaît à peine. Ses habits sont taillés à merveille et il a pris grand soin de choisir parmi les plus beaux et les plus brillants des souliers vernis. Ses ongles blancs et propres finissent de trahir sa nouvelle condition. Un instant, il se sourit.

Avec calme et précision, il ferme soigneusement la porte de sa chambre à clé. Il a obtenu de ses maîtres de ne pas loger chez eux car il préfère dormir dans une chambre modeste mais bien tenue et sienne, au plus haut étage d’une maison de la ville haute de Bar. Chaque matin, après son réveil, il reste toujours quelques minutes à contempler la vieille tour de l’horloge, et ces toits rouges qui dominent la vallée de l’Ornain.

Les ambitions d'un précepteur
Les ambitions d'un précepteur

Il sort précipitamment de la haute maison de pierre jaune. L’air frais et le soleil encore pâle lui indiquent l’heure matinale à laquelle il est sorti. Son sommeil le trahit, il le sait, et sitôt réveillé, ses ambitions et ses pensées le soumettent à leurs volontés, et alors il ne peut que se préparer pour sortir. Il rêve, un jour, de quitter sa province et de s’en aller à Paris pour, qui sait, y épouser la fille d’un marquis.

Les ambitions d'un précepteur
Les ambitions d'un précepteur

Les cours qu’il doit donner ne débutent que dans deux heures. Il a le temps de flâner, ce qui n’est jamais en pure perte pour lui. Il aime réfléchir seul et marcher vite ; aussi décide-t-il de descendre en la ville basse pour y voir la vie renaître, comme à chaque matin. Le voilà bientôt au bord de la rivière où les fileuses commencent leur harassante journée. Il ne tarde guère et traverse l’église. Le prêtre lui fait des signes de bienvenue ; il fait mine de ne pas le voir.

Les ambitions d'un précepteur
Les ambitions d'un précepteur

Il commence alors de sentir quelque faim lui tirailler les entrailles. C’est que, malgré sa mise, il est désœuvré : sa fierté lui donné la liberté mais non pas la fortune. Ses maîtres n’ont que peu goûté son excentricité de ne pas dormir en la même demeure, et ils ne lui donnent pour vivre que le strict nécessaire. Sa jeunesse pourvoit alors aux manques éventuels. En de longues enjambées, il revient bientôt en la ville haute.

Les ambitions d'un précepteur
Les ambitions d'un précepteur

La figure rouge et le dos trempé, il peste contre sa nature qui le fait souffrir à chaque effort. C’est alors qu’il croise madame R., la femme du maître, et la mère des enfants qu’il aime à dire terribles, tant ils se montrent parfois obtus voire, parfois, inintelligents. Le souffle lui revient ainsi que la politesse. Il la salue courtoisement, tout en gardant ses distances. Un moment, il lui semble qu’elle rougit à ses hommages, avant de se souvenir de la dignité de sa position.

Les ambitions d'un précepteur
Les ambitions d'un précepteur

Cette rencontre fortuite le laisse éberlué. Il a soutenu le regard de madame R., dont les yeux bleus se sont baissés tandis que son corps paraissait traversé d’un courant mystérieux. Il ne sait encore s’il a rêvé, mais il se prend à le faire. Il a encore l’esprit en émoi quand il passe la porte de l’hôtel des R., sis près de l’église Saint-Etienne. Madame R. est là et elle rougit à nouveau. Les enfants entrent alors en saluant respectueusement leur jeune précepteur.

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31 juillet 2015 5 31 /07 /juillet /2015 18:00

Avec son air désolé et ses manières gauches, le jeune mari continuait de remuer la petite cuillère dans le verre qui contenait le café. Le docteur venait d’expliquer à son épouse que, décidément, les efforts du couple ne donnaient rien, et qu’il était probable que l’un d’entre eux – là, il avait regardé pesamment la jeune femme avec un air de reproche – refusait – intérieurement sans doute – de réussir ce pour quoi chacun – et chacune, avait-il insisté – était fait dans la vie.

Le docteur était parti et on l’avait remercié malgré ses reproches à peine voilés. Elle savait qu’elle n’y pouvait rien et que la besogne – car c’en était une désormais – était faite régulièrement, et avec toute la bonne volonté qu’elle pouvait y mettre. Son mari, qu’elle aimait pourtant bien, était encore jeune et, il fallait le dire, redoutablement vigoureux. Mais elle le savait : elle n’y pouvait rien si son ventre ne grossissait pas.

En l'honneur du ventre
En l'honneur du ventre

L’homme était allé, comme tous les jours, aux champs tandis qu’elle se mit en devoir de laver la maison. Au moins, se dit-elle, on ne pourra pas me reprocher de mal entretenir mon intérieur. Sa belle-mère vint la visiter, juste avant midi, et s’enquit de la visite du bon docteur. La mine fermée de sa bru la renseigna amplement. Elle comprenait, la belle-mère, se désolait aussi, donna encore quelques conseils et, son verbe se perdant en bafouilles, sortit précipitamment.

En l'honneur du ventre
En l'honneur du ventre

Avant de partir, toutefois, elle avait eu le temps d’évoquer – elle n’en démord pas, pensa, amusée, la jeune femme – les miracles qu’à l’église de Saint-Léonard, le saint prodiguait. Tant de fois elle avait entendu cette histoire : il fallait passer la main sur la relique, et réciter deux – trois ? – prières, dire ce qu’on attendait du saint – mais ne le savait-il pas lui-même, ce tas d’os, avec toutes les requêtes semblables qui s’échouaient sur lui ? – pour être, dans la semaine ou dans le mois, exaucée.

En l'honneur du ventre
En l'honneur du ventre

L’idée fit son chemin. La soupe du midi avalée, ainsi que les quelques reproches car il avait encore tout crotté, la jeune femme se prépara à aller en ville. Cela lui faisait plaisir car elle mettait, un mercredi, l’habit du dimanche. Et puis elle en profiterait pour apporter ses robes à repriser. Mais avant, elle avait une mission dont il fallait avec grands soins s’acquitter.

En l'honneur du ventre
En l'honneur du ventre

L’idée fit son chemin. La soupe du midi avalée, ainsi que les quelques reproches car il avait encore tout crotté, la jeune femme se prépara à aller en ville. Cela lui faisait plaisir car elle mettait, un mercredi, l’habit du dimanche. Et puis elle en profiterait pour apporter ses robes à repriser. Mais avant, elle avait une mission dont il fallait avec grands soins s’acquitter.

En l'honneur du ventre
En l'honneur du ventre

La main tremblante, elle approcha de la relique. Elle pria, probablement trop car saint Léonard, du village des Noblat, n’émit aucune réponse. Elle formula sa demande, qui était qu’on lui donne un enfant, et de préférence – la préférence de monsieur, précisa-t-elle – sous les délais les plus rapides. Elle remercia, s’agenouilla trois fois puis sortit. Dehors le soleil brillait d’un éclat plus vif, ce qui était bon signe à son avis.

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23 juillet 2015 4 23 /07 /juillet /2015 18:00

La servante se hâtait. Dans le plateau qu’elle tenait à bout de bras, les tasses et les coupoles se heurtaient, produisant des sons aigus qui l’alarmaient. C’est que la maison ne tolérait aucun retard. Les joues rouges et le souffle court, elle arriva devant le cabinet et, experte en la matière, libéra sa main droite pour frapper deux coups secs. Elle crut entendre une invitation, et entra.

Immobile, il a vu la servante déposer le plateau. Elle lui a lancé un regard mi-rassurant mi-inquiet, puis est sortie. Lui demeure assis, les oreilles droites. Il ne bouge pas. Le maître est penché sur son bureau, et il écrit. Derrière la fenêtre il entend le premier chant du coq. Son flair ne le trompe pas : du thé et quelques tranches de pain sont au menu de ce matin. Attentif, il va vers la main qui lui tend à manger. Un grognement rassure le maître, qui continue de travailler.

L'apparat ordinaire
L'apparat ordinaire

Elle n’a pas encore vu son mari de toute la matinée. Elle le sait tourmenté par les affaires du nord, car le Suédois, de l’autre côté du détroit, n’est pas homme à se contenter des humiliations du Danois. Quand elle pénètre dans la pièce, il lève à peine la tête. Il trouve le temps de lui sourire, et de quérir de ses nouvelles. Il bafouille quelques mots, s’excuse des tâches qu’il a encore à accomplir. Elle reste quelques instants sans rien dire, puis s’en va dehors.

L'apparat ordinaire
L'apparat ordinaire

Ils jouent enfin. Sur les ultimes et antiques maximes du précepteur, ils peuvent à leur guise envahir les jardins. Les gardes veillent sur eux. Quand vient leur père, ils l’assaillent de baisers et de rires. Lui-même semble oublier les bruits de la guerre et les maudits traités. Malgré son habit, le voilà qui court, et qui chasse ses enfants par ses joyeux hurlements.

L'apparat ordinaire
L'apparat ordinaire

Il cherche, le visage enfiévré, celui à qui il faut plaire. Depuis hier, il a terminé le tableau que le roi lui a commandé. Il l’a représenté le port altier, en habit noir sur fond de rideaux rouges. Il a particulièrement insisté sur les tissus, car le roi est amateur des maîtres hollandais. Aujourd’hui, le souverain est introuvable, et il craint déjà que ce ne soit signe de disgrâce. Sortant dans le jardin, il aperçoit le roi devenu père ; et l’ayant vu il le trouve, et annonce la nouvelle. Un sourire le rassure.

L'apparat ordinaire
L'apparat ordinaire

La pendule sonne l’heure. Tous sont déjà présents, et certains même s’impatientent. C’est que certains sont ducs, que dans leurs veines coule ce sang sans nul autre pareil. Les bottes royales frappent bientôt le parquet, et l’air martial dissuade aussitôt qui voudrait faire remarquer l’interminable délai. Debout, comme en campagne, ils discutent des affaires : bataillant, argumentant, convainquant : rien n’échappe à la vigilance de ces maîtres de la terre.

L'apparat ordinaire
L'apparat ordinaire

Il rentre en ses appartements. Le dîner a été rapide, une fois n’est pas coutume. Il est épuisé de cette journée, et son esprit erre sans penser, pour quelques instants. Il s’est débarrassé de ses habits soyeux et de ses bijoux d’or. Seul, il n’est qu’un homme, lui que tantôt on appelait sire et qu’on servait avec les honneurs. Il n’est qu’un homme en sa demeure, qui n’a de plus qu’un nom, Rosenborg, et puis, s’amuse-t-il, que quelques ornements.

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15 juillet 2015 3 15 /07 /juillet /2015 19:00

Elsa est dans le jardin. Le printemps est là depuis quelques semaines et les bourgeons éclatent peu à peu en fleurs blanches et roses. De nouveau les senteurs naturelles se diffusent, allant librement porter la bonne nouvelle de ce monde renaissant. Le vent fait bruisser les feuilles des grands arbres qu’autrefois les meuniers avaient planté.

Louis la regarde. Elsa semble dormir. Il sait bien qu’il n’en est rien, qu’elle apprécie ces moments, ces après-midi d’une quiétude parfaite où l’on se sent habité par cet univers vivant. Elle ouvre les yeux et le voit aussitôt. Il lui sourit. Elle le lui rend. Il regarde alors ailleurs, ce parc, ce bassin placide, ce vert, ce vert. Elle aussi a détourné le regard pour s’enquérir de ce qui se passe autour. Il ne se passe rien.

Le goût d'Elsa
Le goût d'Elsa

Louis hésite avant de la rejoindre. Il se décide et s’éloigne de cette maison où sont enfermés ses livres, ses lettres d’amis, ses travaux. Il la rejoint sur la couverture étalée sur l’herbe. Malgré son âge, il s’assoit et dépose un baiser affectueux. Toujours sans un mot, il ferme les yeux puis s’allonge tout à fait. Il repense à Aurélien, à ses voyageurs impériaux. A ses yeux, à elle.

Le goût d'Elsa
Le goût d'Elsa

Elsa le regarde sur le palier. Probablement, il hésite. Il referme la porte, laissant la fraîcheur conserver leur salon et leur bureau, leur rivière privée qui passe sur les pales du moulin. Elle lui sourit à nouveau, cependant qu’il geigne en se baissant. Elle accueille son baiser et se redresse. Elle pense à sa lointaine Russie, aux fraises des bois, à son premier accroc. C’est si loin.

Le goût d'Elsa
Le goût d'Elsa

Elsa s’est levée, laissant Louis à sa courte sieste. Elle arrange quelques plantes, passe un coup de main sur le banc. Elle ouvre la porte, traverse les cuisines où trône la forte table en bois. Elle continue par le salon puis monte par les escaliers. En haut, elle s’installe à son bureau puis saisit sa plume. Un oiseau chante dehors, mais c’est le crissement du papier qu’elle préfère. Des idées sont jetées à nues.

Le goût d'Elsa
Le goût d'Elsa

Louis se réveille. Il sent la brise sur ses tempes puis secoue son bras endolori. Elsa est à côté de lui, qui regarde fixement devant elle. Il se redresse, lui demande combien de temps il a dormi. Plus d’une heure, lui répond-elle, avant de dire qu’elle n’a pas osé le réveiller. Il peste, bougon comme toujours, puis se tait. Il veut savoir si elle a travaillé. Une trentaine de lignes seulement, souffle-t-elle. Elle n’arrive plus à écrire comme avant.

Le goût d'Elsa

Elsa et Louis se donnent la main. C’est déjà la fin de l’après-midi, et l’on sent que l’hiver vient juste de se terminer car les soirées sont encore froides. Louis replie la couverture tandis qu’Elsa s’avance déjà vers la maison. Oh, les beaux week-ends et les beaux étés qu’ils ont passé ici. C’est le mois de mai, de l’année 1970. Elsa est fatiguée. Louis est amoureux.

Le goût d'Elsa
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7 juillet 2015 2 07 /07 /juillet /2015 18:00

La guerre au nord durait encore. Elle avait commencé il y a trois étés, et l’on disait que c’était vers les Allemagnes qu’elle s’était déplacée. Ici, à Bergues, cela faisait près de dix ans qu’on n’avait vu l’armée au lys. C’était alors Aumont qu’on avait accueilli, ne voulant point risquer la mise à sac et les habituelles tueries. La poussière de la guerre avait depuis poursuivi son chemin, et jamais plus on ne la vit.

Un traité avait placé la ville sous l’influence du soleil. Lequel, sitôt sa conquête confirmée, n’avait eu d’autres projets que de repartir à la mêlée. Et la Flandre, terre de richesse où fourmillent les hommes, s’était désolée qu’alors on en rebatte la campagne pour mieux l’accaparer. Au marché et en ville, on s’inquiétait : c’est que les soldats, soumis parfois à la frustration, n’avait cure de respecter l’honneur des braves qui vivaient là.

Le cadenas de l'architecte
Le cadenas de l'architecte

On devait recevoir l’architecte, à moins qu’il ne fût maréchal. C’était un homme d’importance qu’on avait déjà aperçu quand il avait arraché, l’année précédente, le fort aux mains espagnoles. Arrivé à cheval, il en descendit prestement, et sans aide, et voulut qu’on soignât sa monture du mieux qu’on pût. Cela fut fait, et l’on conduisit Vauban à son logis où, par les consuls, il fut reçu.

Le cadenas de l'architecte
Le cadenas de l'architecte

La scène fut observée par un jeune homme. Affecté aux écuries mais effrayé par les chevaux, il avait laissé à un plus habile que lui le soin des valeureux bestiaux. Il savait que l’homme à la cicatrice ronde était son maître, ainsi qu’à eux tous, et pourtant s’étonnait-il de ne pas l’entendre parler le flamand mais plutôt ce français qu’ici on toussait.

Le cadenas de l'architecte
Le cadenas de l'architecte

Loin du tumulte de cette âme ingénue, Vauban parlait franc. Il évoquait le pré carré, et cette double lignée dont Bergues était à la pointe. Il mettait en garde et s’assurait qu’on respectât ses idées par la force du travail. A la fin, s’étant assuré de l’attention et du sérieux de son auditoire, il s’enquit de la ville et voulut, pour sa curiosité personnelle, en faire le tour.

Le cadenas de l'architecte
Le cadenas de l'architecte

Notre jeune homme, qui avait oublié les équidés, fut surpris de se trouver nez à nez avec l’architecte qui sortait. Il baissa les yeux et murmura, en espérant se faire comprendre, une politesse dans la langue de l’hôte fameux. Il n’entendit point la réponse, et peut-être n’y en eut-il aucune, car on le bouscula et, dans sa langue cette fois, il fut sèchement invectivé et reçut quelques coups à un certain endroit.

Le cadenas de l'architecte

L’architecte Vauban ne fut point troublé car en toutes choses, savait-il, les hommes se doivent de rester à leur place. La sienne était le centre des attentions. Il marchait en silence et, lorsqu’il posait une question, on s’empressait de répondre avec diligence. Il fut toutefois surpris de celle qu’on lui posa mais répondit qu’entre Bergues et Dunkerque, le choix du port de la France serait fait par le roi.

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29 juin 2015 1 29 /06 /juin /2015 18:00

Ses yeux s’ouvrent sur une chambre plongée dans le noir. Un instant de calme. Brusquement il se lève. Court vers les volets qu’il balance plus qu’il ne les ouvre. Est aveuglé par le soleil. Titube jusqu’à ses affaires. Soudain une douleur. Dans la tête. Violente. Intolérable. Impitoyable. Mais il n’a pas le temps pour guérir. Il enfile bas et souliers, enfile une veste qu’il ajuste en dévalant les escaliers. En bas l’aubergiste lui réclame son dû.

Dans les rues qu’il parcourt, on le prend probablement pour fou. C’est qu’il halète, et que ses souliers claquent sur les pavés. Il est pourtant fort bien mis, car son éducation lui a interdit de se présenter négligé. Mais son chef est de travers, sa veste est mal boutonnée. Cela lui importe peu en ce moment. Il s’occupe plutôt de ne pas tomber, car les encombrants ne manquent pas. Enfin le voilà. Le navire aux fûts.

Fûts à flots
Fûts à flots

Il a encore la poitrine en feu. Son souffle est court, sa bouche est sèche. Mais il est soulagé. De l’extérieur, rien ne saurait le trahir. Il tient à garder la bouche fermée, et se permet simplement de rester quelques instants accoudé au pont. Il regarde défiler la Charente, ses eaux d’un vert pâle et ses berges où un pêcheur, de temps à autre, les salue. Bientôt l’Atlantique, et puis Londres. La mission est réussie.

Fûts à flots
Fûts à flots

Employé dans une grande maison, il avait été chargé d’une affaire spéciale. Une commande gigantesque, nécessitant au moins deux navires. Si le porto recueillait de son peuple les suffrages, le cognac ne continuait pas moins de recevoir de nombreux hommages. Et dans la ville éponyme, tout s’est si bien accordé qu’à la fin, il avait envisagé de se laisser quelque peu aller.

Fûts à flots
Fûts à flots

C’était la veille. Le départ prévu pour ce matin, les cales remplies de ce nectar titrant si fort et une dernière soirée qui lui appartenait ainsi qu’aux marins. S’étant éclipsé d’un dîner, il avait voulu voir Cognac de plus près cependant qu’en de nobles tonneaux on le transportait. Depuis l’hôtel particulier il avait longé les quais puis était passé sous les tours. C’est là que quelques marins l’avaient pris pour frère, pressentant que le marchand voulait s’encanailler auprès des femmes et du bon vin.

Fûts à flots
Fûts à flots

Dès lors sa bourse s’était déliée. N’oubliant point ses principes, il se montra généreux, ne refusant aucune invite. Il n’osait non plus se soustraire à celles qui lui étaient proposées. En bref il se comporta en gentilhomme, cependant que sa langue, parfois, le trahissait. Et ainsi passa la nuit, et même dans des établissements de peu de foi dont, par la patronne, il fut promptement chassé.

Fûts à flots

Il rentra, on l’imagine, en son hôtel en fort mauvais état. Sa tête, pareille à un alambic, chauffait si fort qu’il la crut traversée par d’odieuses piques. Son regret, car il en avait un, fut de n’avoir conservé que peu de souvenirs de la ville. Son oncle l’avait dite si belle : il ne se rappelait que les portes dissimulées et les auberges enfiévrées. Mais son succès en commerce était acquis, et il était certain de pouvoir revenir afin de se livrer à des détours plus intellectuels.

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21 juin 2015 7 21 /06 /juin /2015 19:00

Dès qu’il avait su cela, le marquis avait bondi hors de sa tablée. Sa calèche étant prête, il avait englouti les lieues ainsi qu’il avait fait des mets. Mais l’appétit avait disparu à l’annonce de la nouvelle, ou bien de la rumeur, car le domestique ne savait s’il fallait accorder quelque importance à ce qu’on venait d’apprendre. Mais enfin, le mal semblait tout proche et le marquis semblait décider à y porter remède.

Qu’allait-on pouvoir bien dire sur ses mérites ? Ses exploits furent-ils trop vains pour n’être bons qu’à être tournés en dérision ? Et si encor il était seul à supporter la honte, mais celle-ci entacherait et sa famille et son nom. Non, il ne pouvait le permettre. Son service n’avait été guidé que par son sang, et par son cœur : jamais il ne faudrait qu’on se moque de sa bravoure et de son honneur.

La supplique de l'illustre
La supplique de l'illustre

Une tempête lui battait les tempes, cependant que le cocher s’abritait sous le porche du temple. Car l’averse tombait, funeste présage, quand le marquis remarqua que l’on était arrivé. Sa fureur contre le cocher retenue, il descendit prestement, déjà moqué par les gens qui voyaient rarement de la boue sur telle tenue. Cependant un regard suffisait, et bien vite il n’y eut plus que le claquement des bottes qui résonnât dans l’air.

La supplique de l'illustre
La supplique de l'illustre

Le maître des lieux dînait encore. L’abbé fut ravi de savoir qu’on cherchait sa compagnie, et fit mettre à l’aise par ses gens le nocturne et mystérieux ami. Boiteux, l’homme de Bourdeilles avait l’art de mettre son hôte à l’aise comme savent le faire les gens de guerre. Mais ces années étaient déjà lointaines, et Bourdeilles maniait maintenant mieux la plume que la lame.

La supplique de l'illustre
La supplique de l'illustre

C’est cela précisément qui inquiétait le marquis. Car le seigneur de Brantôme gravait aussi sûrement les caractères de ses pairs qu’un sculpteur imprime à la pierre la veine de son modèle. Et l’on disait déjà quelles œuvres il avait faites, et parmi les hommes qui étaient tombés sur le chant de l’horreur, d’aucuns possédaient le prestige de batailles et de siècles d’honneur.

La supplique de l'illustre
La supplique de l'illustre

Las, le marquis voulut savoir. Mieux, il trépignait presque, ne voyant pas que l’amusement visible de son hôte était le fruit de sa conduite, et non le souvenir des lignes déjà écrites. Il fallut toutefois en passer par les politesses, puis par des bassesses qu’au champ le marquis n’avait accordé à quiconque. Enfin il questionna : prononcerait-on désormais son nom en l’associant aux rires et à la dégradation ?

La supplique de l'illustre
La supplique de l'illustre

Brantôme mit du temps à répondre. Bien qu’âgé de plus de soixante ans, son œil paraissait celui d’un jeune homme. La requête l’amusa, avant de le gêner, car il n’avait guère pensé au marquis, lequel, pour se défendre, eut bientôt établi ses faits de guerre. L’abbé rassura prestement son hôte, qui repartit confiant et inquiet à la fois. Car le mot d’illustre n’était point ironique, et le marquis regretta bientôt que Brantôme ne célébra point ses exploits épiques.

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13 juin 2015 6 13 /06 /juin /2015 18:00

C’est jour de marché sur Portobello road. C’est aussi jour de chance : le soleil brille haut dans le ciel. Les traces de la dernière pluie luisent sur la peinture blanche qui semble fraîche sur le goudron. Nous regardons à droite d’abord, à gauche ensuite pour traverser. Tout commence de l’autre côté du trottoir. Au-dessus de nos têtes le métro hurle quand il repart.

Les camelots attendent patiemment. Ils laissent le visiteur se prendre dans les filets des objets désuets, touristiques, brillants, humoristiques. Un regard leur suffit et ils approchent. Ils baragouinent un prix, sourire aux lèvres. On se regarde, on discute rapidement : la monnaie change de main. Un goodbye murmuré, et déjà les premiers souvenirs. Le voyage a à peine commencé.

En allant à Portobello road
En allant à Portobello road

Il est midi o’clock et les odeurs de fish n’chips ont déjà envahi les rues. Leur fumet attire les estomacs les plus précoces, et non les plus précieux. Entre les étals, aucune hiérarchie, c’est curieux. A côté des pains et des fruits aux couleurs vives, les vieux disques et les vêtements des nineties. Aux angles des rues, parfois, un musicien fait vrombir sa guitare ou résonner sa batterie.

En allant à Portobello road
En allant à Portobello road

On s’interroge, on rit, on se bouscule aussi. Bientôt Notting Hill. Les stands de trois pieds ne suffisent pas à couvrir les façades qu’on devine et qui explosent bientôt, en rouges et en verts, en bleu d’azur et en jaunes citron, chassant toutes les gammes du gris que l’on a déjà subi. Les portails, comme les portes ou les fenêtres, sont fermés, et laissent soigneusement les passants à distance pour se laisser admirer.

En allant à Portobello road
En allant à Portobello road

Tout à coup les rues sont vides. Pas la moindre voiture ni même un taxi. Des vélos, ça oui, rangés sagement en épi devant les drugstores. La faim nous tenaille le ventre et l’on regrette les offrandes qu’on dédaignait une heure auparavant. Le ciel se couvre, car telle est la coutume ici : sitôt à l’aise revient la pluie.

En allant à Portobello road
En allant à Portobello road

Un banc aux lattes de bois verni, un arbre aux branchages bien garnis : cela fera l’affaire. Toutes proches, les maisons victoriennes. Blanches pour la plupart. Les moins timorées osent les pastels : de la gaieté, oui, mais sans choquer les invités. Des colonnes pour souhaiter la bienvenue, et des plantes, partout et aussi des fleurs. Là encore, personne derrière des rideaux inexistants : à se demander si les Londoniens n’ont pas déserté leur pénates il y a quelques instants.

En allant à Portobello road
En allant à Portobello road

On n’a plus vu le marché ensuite. Il aurait fallu remonter jusqu’à Notting Hill mais nous voilà déjà devant Holland Park. Dans l’autre sens, les badauds continuent à affluer. C’est samedi matin, c’est jour de marché. On arrive aux jardins de Kensington. Pause méritée, avant d’aller explorer les palais. Un écureuil passe à nos pieds, nous ouvre la voie. Ici, il faut toujours suivre quelqu’un, quel qu’il soit.

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5 juin 2015 5 05 /06 /juin /2015 18:00

Fermant d’un double tour de clé la porte immense, le chanoine sort de son imposante maison. Il n’en est pas peu fier, bien que cela constitue un péché à Ses yeux, et l’un des pires qui soit : l’orgueil. Toutefois, c’est bien peu de choses, se dit-il, que de n’avoir pour contentement que celui d’avoir un toit et de manger autre chose que le Corps consacré.

Il est encore tôt, le printemps cèdera bientôt sa place à l’été. On entend dans l’aube les pépiements invisibles, et quelques claquements de fer à cheval sur le pavé, annonciateur du nouveau marché. Son aumusse bien fixe sur la tête, car le matin sait toujours se montrer piquant, le chanoine relève le bas de sa robe, laquelle traine déjà sur le chemin. Il peste, puis se repent : sans doute Celui qu’il sert l’entend.

La complainte du chanoine

Le chanoine sait que ses frères dorment encore, pour certains au moins. Comme tous les jours, il se rend à la bibliothèque qui, depuis deux siècles, contient les trésors de papier de la cité. Il désirerait de la pierre et non du bois pour accueillir ces codex vénérables. Là-dessus il réprime un frisson, en pensant à l’odieux Calvin qui, ici-même, forgea son inqualifiable protestation.

La complainte du chanoine
La complainte du chanoine

Sitôt revenu de ses littéraires égarements, le chanoine sent bien que la cité est tout à fait éveillée à présent. Il le constate à ses dépens : il est bousculé, dès sa sortie, par quelque ladre sans ménagement. L’autre baragouine une excuse cependant qu’il s’éloigne ; à contrecœur le chanoine le signe dans son dos avant que de revenir vers la cathédrale.

La complainte du chanoine
La complainte du chanoine

Il a déjà entendu certains des siens se plaindre de ce style ancien. Ils voudraient, en leur bonne ville de Noyon, la nouvelle mode par laquelle on imite les Romains. Ils souhaiteraient des colonnes, une coupole même, et un fronton aux armes de la France, puisque celle-ci est fille de Rome. Ils admirent ce qu’a fait Mansart à Versailles, et ne désirent que cela ici, puisque cela plait tant au bon roi Louis.

La complainte du chanoine
La complainte du chanoine

Incultes ! pense ce chanoine qui, de sa vie, n’a quitté ni Noyon ni sa maison. La nouvelle mode est très bien, mais enfin, fulmine-t-il, n’est-ce pas assez de posséder l’une des premières cathédrales de France ? Que ferait-on de ces tours si hautes et si légères ? Quelque burin s’exercerait-il alors sur les anges et le Fils ? Qui donc alors serait le protecteur, aux voussures et sur les portes, de qui pénétrerait au temple pour y confesser ses vices ?

La complainte du chanoine

Comme à son habitude, le chanoine est en retard. Sa contemplation des livres puis son admiration de la façade lui ont fait manquer la préparation de l’office, et déjà l’évêque le regarde avec fatalisme. La messe commence, et dans le chœur montent les chants en latin. Le chanoine est encore distrait. Il se tait. En son for il croit que les hommes, si capables de bâtir des merveilles, sauraient bien faire pour le bonheur et mieux que Celui qui veille.

La complainte du chanoine
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28 mai 2015 4 28 /05 /mai /2015 18:00

Bêlement. Un autre. Puis un autre. Puis le silence enveloppant du jour qui naît. De nouveau les bêtes qui bêlent, qui bêlent, qui abolissent la nuit. Le berger ouvre les yeux sur le monde. Un froid terrible le mord. C’est qu’il n’a pas trouvé la cabane. Pas de pierres. Pas de bois. Rien que le vent comme refuge. Une nuit douce au clair de lune. Et le soleil rouge, enfin, qui s’étire.

Les moutons donnent un concert matinal. Ce n’est pas la peur qui les anime. C’est l’instinct grégaire. Le sentiment d’être en groupe, d’être un groupe. Lui, le berger, est seul. Enfin, pas tout à fait. Ils sont là, ses compagnons à quatre pattes auprès desquels il se blottit pour avoir chaud. Ils ne parlent pas. Ils bêlent. Ils agitent leur cloche qu’ils ont autour du cou. Ils bêlent.

A la recherche d'autre
A la recherche d'autre

Que le Causse est beau au lever du jour. Que le Causse est beau tout le jour. Aucune brume ce matin. Le vent fait frissonner les herbes. Pas d’arbre. Ou alors des orphelins. La pelisse sur le dos, le petit berger se lève pendant que ses bêtes paissent. L’air froid pénètre ses poumons, l’étouffe presque, et il sent dans sa poitrine son cœur battre plus vite, plus vite.

A la recherche d'autre
A la recherche d'autre

Il boit à sa gourde l’eau de la dernière rivière, puis avale un morceau de fromage. Le bâton à la main, il commence de battre les croupes pour les faire avancer. Que quelques-uns marchent et les autres suivront. Le chien aussi est là pour l’aider. Dès l’aube il jappe, bondit, se démène comme ne le pourrait faire le petit berger. Le troupeau est en route.

A la recherche d'autre
A la recherche d'autre

De route il n’y en a pourtant pas. Des chemins, oui. Surtout des chemins ancestraux, sus par l’habitude personnelle, par l’atavisme évident qui plane sur ces pays isolés. Une plaine immense que le Causse. D’aucuns l’appellent Méjean. Ici, point n’est besoin de le nommer autant. On ne connaît pas d’autre causse. En fait de plaine, c’est un plateau. Il donc haut, élevé. Mais ici, il n’y a que du plat. Et les courbes et les collines qui parcourent la terre, pareilles à une mère ou à une femme.

A la recherche d'autre
A la recherche d'autre

Le berger cherche les autres, ses semblables. Il y a longtemps qu’il les a vus. Sait-il seulement leur langage ? Avec les bêtes ce sont seulement les cris, les avertissements brefs, les plaintes longues. Saura-t-il encore leur parler ? Questions inutiles. Il faut les trouver. C’est pour cela qu’il marche, tous les jours, tous les jours. Combien de temps ? Question inutile. Le matin il se lève, et le soir il se couche. Peut-on compter cela ?

A la recherche d'autre
A la recherche d'autre

Harassé, il s’écroule. Un peu plus tôt que d’habitude, ce soir. Le soleil est encore chaud. Dans le lointain, une colline aux fleurs rouges. Les bêtes broutent. Tranquillement. Il n’y a pas de temps. Il n’y a pas les autres. Comment dit-on déjà ? Hommes ? L’est-il encore, lui, homme ? Le chien vient quêter sa caresse. Le petit berger veut repartir. Il faut chercher, chercher toujours. Les autres.

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  • : LM Voyager
  • : Récits de voyage, fictionnels ou poétiques : le voyage comme explorateur de la géographie et de l'histoire.
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