Au printemps de l'année dernière, un frère à la coule noire arriva dans notre abbaye de Solesmes. C'était un homme de haute stature qui regardait obstinément le sol, comme s'il y cherchait la vérité sans pouvoir jamais la trouver. Arrivant enfin dans notre cloître, il leva la tête et ses yeux nous transpercèrent comme une épée le fait d'un corps, et je vis certains de mes frères frissonner d'un sentiment que je pourrais appeler de la terreur.
Deux mois auparavant, l'un des moines avait rejoint le ciel. Frère Imbert, nous le savions tous, était un pécheur. Repenti à maintes fois, il était relapse, faisant succéder à sa repentance des actes terribles, odieux et vils que nous avions pourtant condamnés. Cependant ce frère était apprécié dans la communauté : sa bonté, sa générosité même, en faisaient un compagnon appréciable, tant dans les travaux que dans la prière. Mais dans sa nature résidait le Mal. Cela nous terrifiait lorsque, alors, notre frère lui abandonnait son corps.
Un matin, les convers l'avaient retrouvé couvert de lacérations, la tête immergée dans la boue grasse de nos champs. Comme nous le dîmes aussitôt au bénédictin, frère Guillaume, aucun de nous ne pouvait quitter l'enceinte de l'abbaye. Il était évident qu'une fois de plus, frère Imbert avait renié la règle pour satisfaire la Bête immonde qui sommeillait en lui. Tandis que nous nous désolions de son impertinence, frère Guillaume fit la remarque que certains de nos frères ne semblaient point chagrinés par ce qu'il appelait, de son ton docte, un meurtre. Mot horrible : nous nous signâmes.
Les penchants de frère Imbert pour le corps : le corps de l'homme, le corps de la femme, le corps de l'enfant, nous étaient connus. En effet, son oncle s'était résolu à nous le confier car déjà, alors que frère Imbert n'était âgé que de quinze ans, cette dégénérescence ravageait son esprit. Nous escomptions, ainsi que nous le rapportâmes à frère Guillaume, que les prières assureraient sa guérison. A défaut, nous espérions que les travaux harasseraient son corps, s'ils ne le poussaient pas à la contrition.
Nous avions réservé une sépulture décente à ce frère qui pourtant entachait la réputation de notre communauté. Depuis quelques mois, des villageois osaient venir à l'abbaye pour se plaindre des actes désordonnés de l'un des nôtres. Quant à moi, la vue de ces jeunes hommes, de ces femmes qui s'apprêtaient à se marier et de ces enfants, le visage déformé par la peur au lieu d'être éclairé de joie par la simple apparition de ma coule, me torturaient si fort que je fis part de mes objections à frère Imbert.
Je n'étais pas le seul et, sans cesse, semaine après semaine, nous le chapitrions et lui, veule et obscène, s'étalait face contre terre, demandant pardon pour son ignominie. Nous nous excusâmes devant frère Guillaume : mais la Loi est ainsi faite que nous ne pouvons refuser de croire quelqu'un jurant sur les Écritures, et jouant ainsi jusque sur le nom de Dieu pour assurer son salut. Notre crime, nous l'avouâmes à frère Guillaume, était d'avoir été faibles. Nous avions refusé trop longtemps de punir frère Imbert.
Frère Guillaume, taiseux et assurément malin, resta à l'abbaye une semaine. Tantôt il nous entretenait dans le cloître, tant il nous convoquait en sa cellule. Au chapitre, à la veille de son départ, il m'accusa, il nous accusa. Nous acceptâmes le poids de la vérité. Mais nous refusâmes d'être traités en criminels. Nous avions expurgé notre abbaye, nous avions lavé notre communauté. Et l'infâme dont le corps pourrissait et dont l'âme brûlait ne méritait que le juste châtiment. Frère Guillaume repartit : je le suivis. Demain est le jour de mon bûcher.