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8 avril 2021 4 08 /04 /avril /2021 19:35

Il l’a vue. Cela a duré une seconde, sans doute moins. Leurs regards se sont croisés : le regard dur de la femme brisée et le regard brisé de l’homme endurci. Sally suit des yeux les six hommes qui marchent en file indienne sous les huées de la populace. Ils devaient être sept : l’un d’eux, Jackson, est mort la veille. Dans les chaumières de Chichester, on chuchote que la peur a causé ce trépas, que Jackson a trouvé ce charmant moyen d’échapper au châtiment.

Les six hommes montent les marches, parviennent sur l’estrade. Un bref instant, ils font face à la foule, comme une troupe de théâtre en représentation. Leurs regards sont vides : il n’y a que la mort qu’ils puissent fixer, mais elle est invisible, elle plane sur eux et sur leurs épaules, ils sentent sa main puissante qui déjà tâte son beau butin. Sally ne les lâche pas des yeux. A côté de celui de la mort, son regard doit être bien léger, mais elle s’obstine. Les yeux des six hommes seront bientôt vitreux, comme ceux des poissons qu’on a pêchés, comme ceux du mari de Sally qu’on a ressorti d’un puits, le visage bouffi, écrasé, tailladé, fendu par les gifles d’un fouet.

Au bout de la corde
Au bout de la corde

Les bonnes gens sont venues de toute la ville et de la campagne environnante. Ils forment cercle autour de l’estrade, et la morne attitude des condamnés les agace bientôt. Ces derniers attendent la mort avec résignation, tristement, au lieu de se rebeller, au lieu de la défier. Pas de dernière fanfaronnade criée à la face du monde, pas de fierté exprimée à avoir été de la bande de contrebandiers la plus célèbre du sud de l’Angleterre. A côté d’eux vient se placer le crieur public, qui lit les actes d’accusation. Un plaisantin lui demande à haute voix s’il ne veut pas accompagner les misérables dans leur punition.

Au bout de la corde
Au bout de la corde

La foule rit, un peu par cruauté, un peu par distraction. Le crieur tient, droit devant lui, la liste des crimes commis. Contrebande de rhum, de tissus, de tabac, de thé. Sally tique violemment. C’est parce que l’un des condamnés a donné un sachet de thé à son mari que celui-ci a été battu à mort par la bande. Le crieur lit : vol à l’encontre de la douane de Poole, meurtre du dénommé Chater, charpentier, meurtre du dénommé Galley, officier des douanes. A cause du froid de l’hiver, ses paroles s’évaporent dans un nuage de vapeur. Pendant ce temps, autour des cous, le bourreau passe les cordes.

Au bout de la corde
Au bout de la corde

Sally tremble légèrement. Elle baisse la tête vers ses chausses, la redresse aussitôt. William Carter la fixe. Il semble sur le point de pleurer. Sally ne s’émeut pas. Eux, qui sauteront bientôt en enfer, n’ont pas eu pitié de Daniel, ont ri de ses yeux terrifiés à la vue du fouet, à la vue du couteau, à la vue de la corde et à la vue du puits où ils l’ont jeté. Sally tremble de plus en plus fort. Le forgeron, à côté d’elle, lui propose sa pelisse. Il lui explique qu’il doit suivre les corps pour les pendre ensuite au gibet.

Au bout de la corde
Au bout de la corde

Autour de Sally, les insultes commencent à pleuvoir. Il ne faudrait pas que l’humanité leur manque, à ces drôles-là. Thomson, le charpentier, se glisse à côté du forgeron. Il salue Sally, puis murmure que le procureur les paiera pour leurs œuvres le mois suivant. Le forgeron peste : le fer n’est pas gratuit, et il a dû aller jusqu’à Winchester pour apprendre à confectionner un gibet solide pour exposer les corps suppliciés. Il sait que les charretiers ont reçu paiement pour le transport des cadavres. Thomson et lui maugréent que ce sont toujours les mêmes qu’on étrangle.

Au bout de la corde
Au bout de la corde

La lecture de la sentence de gibet est à peine entendue par la foule, toute à ses malédictions. Au vent les corps se balanceront. Ils projetteront leurs odeurs et les bruits de leurs chaînes sur tout le pays alentour, ils avertiront que le pays n’est pas sûr pour ceux qui envisagent de violer sa loi. Le crieur public se tait. Les hommes, la corde au cou, tombent soudainement, et le peuple applaudit, crie sa joie hargneuse. Sally se signe, prie pour son Daniel que la corde n’a pas tué. Elle aussi se balance, et la corde qui la retient à la vie semble bien fragile.

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2 avril 2021 5 02 /04 /avril /2021 18:00

Son regard était fixe. Étendu sur le sol de terre battue, le monstre connu sous le nom de la Velue surnageait dans une flaque sombre qu’opacifiait encore la faible lueur du jour orageux. Yvain s’agenouilla et ausculta le corps qu’il avait frappé de sa lame à trois ou quatre reprises. Lorsque la Velue avait ouvert la porte, il avait poussé un cri et, tout en fermant les yeux, il avait lancé son bras vers l’avant en priant qu’il blessât. Il avait senti un liquide chaud couler sur ses doigts et avait entendu le choc sourd d’un corps qui s’écroule, inerte.

La traque avait duré trois jours et deux nuits. A bien y réfléchir, l’antre du monstre devait se trouver à deux lieues, tout au plus, des murailles de la Ferté-Bernard. C’était un recoin de forêt et non un marécage, comme le disait la légende. Yvain n’avait rien entendu d’autre que des grommellements et parfois des pleurs, qui sortaient de la tanière et fendaient le cœur ; la légende évoquait, faussement, des hurlements lugubres et des rires glaçants. Prudemment, Yvain retourna le corps.

Le monstre intime
Le monstre intime

Un instant, Yvain fut décontenancé. Au lieu de pattes griffues, la Velue avait des bras que terminaient des mains ordinaires. Au lieu d’une gueule percée de deux petits yeux cruels et allongée d’un vilain nez fouineur, elle avait le bas du visage mangé par une barbe brune et fournie, et sur sa peau rosée s’étalaient de larges plaques boutonneuses, rougies par la saleté. Son corps ne possédait pas ces affreuses écailles vertes que la rumeur lui prêtaient, mais il supportait une chemise élimée jusqu’à la trame, qui laissait voir un torse chétif. De toute évidence, la Velue n’était pas un monstre, mais un homme dont la mort, pour Yvain, signifiait trois choses

Le monstre intime
Le monstre intime

La première, c’est que les atrocités qu’on lui prêtait allaient s’arrêter immédiatement. À la Ferté, des dizaines d’enfants avaient disparus, et des femmes aussi, dont aucun n’avait été revu vivant par ses proches. La propre fiancée d’Yvain, Berthilde, avait été retrouvée le mois dernier, le corps outragé, à côté du ruisseau près duquel Yvain avait retrouvé les premières traces de la Velue. La vue de l’être aimé violenté avait empli Yvain d’une rage sourde dont il avait chargé chacun des coups de couteau. Il espérait, ce faisant, se défaire de ce sentiment tenace qui réduisait son cœur en charpie.

Le monstre intime
Le monstre intime

La deuxième chose signifiée par la mort de la Velue, c’est qu’Yvain allait être célébré à son retour comme le sauveur de la cité. Les familles meurtries viendraient le voir et tenir ses mains en les leurs, plongeant leurs yeux dans les siens, leurs larmes laveraient sa sueur et son sang. La troisième chose, qui découlait de la deuxième, était qu’Yvain ne mériterait pas ce triomphe. Ce n’était pas un monstre qu’il avait tué, mais un homme. Et si les gens tenaient absolument à ce qu’il y ait un monstre, alors la question de son identité allait se poser inéluctablement. Dans un coin de la cahute, Yvain dénicha une pelle avec laquelle, au pied d’un hêtre, il commença à creuser.

Le monstre intime
Le monstre intime

La nuit surprit Yvain dans sa tâche. Heureusement la lune l’éclaira et, lorsque le trou fut assez profond, l’aurore commençait à poindre. Les chants matutinaux des oiseaux ainsi que les odeurs d’humus offrirent à Yvain de longs moments de calme, tandis qu’il buvait de petites gorgées d’eau de la rivière. De sa besace il sortit une miche de pain, en coupa de larges tranches avec le couteau homicide. Au matin, il sortit le corps de la Velue qui, étrangement, n’était ni raide ni froid. La possibilité de son inhumanité existait encore, car la mort agissait différemment en elle. Yvain mit ensuite le feu à la cabane. La chaleur lui fit du bien.

Le monstre intime
Le monstre intime

Yvain voulait tout détruire. Il redoutait que les hommes du bailli ne fouillassent les environs et que, trouvant un homme et non une bête, ils en déduisissent qu’un crime avait été commis et que la Velue continuerait d’agir. Yvain savait qu’il avait tué la Velue, qu’il avait vengé de sa lame toutes les victimes. Il tira alors le corps inerte et le fit basculer dans le trou. Il y envoya ensuite de grandes pelletées de terre, jusqu’à ce qu’un bruit en émergeât. La Velue gémissait, malgré le sang perdu, malgré le froid de la nuit. Yvain, très calme, termina sa besogne. La cité était désormais en sécurité.

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27 mars 2021 6 27 /03 /mars /2021 21:32

Pour un fort, ça ressemble beaucoup à une église. Hugues rit innocemment de son trait d’esprit, regarde les camarades hébétés à côté de lui et son rire s’éteint tranquillement, presque à regret, tandis qu’il baisse le regard vers ses chausses. A intervalles de moins en moins réguliers, un camarade se traîne jusqu’à une fenêtre, arme son fusil et lâche un avertissement sonore. Nous sommes toujours là. Nous ne nous rendrons pas.

Vincent prend son tour. Il essaie de viser un uniforme bleu, mais ses mains tremblent, alors le coup part sans probabilité aucune de réussite. Il a quand même le courage de lever la tête, de risquer un œil sur le champ de bataille. Pour un champ de bataille, ça ressemble fort à une ville, mais Vincent n’ose pas soumettre son imitation d’Hugues à l’approbation rieuse de ses camarades. Du côté ennemi, il ne perçoit aucun gémissement qui signifierait que son tir a fait mouche. Tout vrille soudainement.

Sous bonne garde
Sous bonne garde

Des morceaux de plafonds et des éclats de verre pleuvent dans le hall de la préfecture. L’occupant officiel des lieux pourrait s’en offusquer, mais Vincent, Hugues et trente autres l’ont fait prisonnier quelques jours auparavant. Ils ont établi là le quartier général d’une vie nouvelle qu’ils ont baptisée Commune. Ils rêvaient de rapports fraternels entre les hommes, et se terrent à cet instant comme des bêtes traquées. Leur bannière rouge exaltait, la semaine précédente, le courage de leurs opinions. Le rouge de leur sang excite maintenant la fureur de ceux qui les chassent.

Sous bonne garde
Sous bonne garde

Sitôt que le bombardement cesse, la peur fait entendre ses multiples voix. Elle crie, elle pleure, elle profère des insultes. Il tombe pourtant des obus depuis la veille. C’est à croire qu’on ne peut jamais s’habituer à ce que quelqu’un cherche à vous tuer. D’un bloc de pierre écrasé au sol dépassent un demi-torse et une paire de jambes terminée par des godillots, grâce auxquels on reconnaît Étienne, un manœuvre du port. Nul n’a la force, ni le courage, de découvrir son visage.

Sous bonne garde

Un silence pesant isole les uns et les autres. Le corps révolutionnaire écrasé semble à tous une annonciation funèbre, apportée par un ange au visage décharné et déjà dévoré par une mort certaine. D’aucuns en appellent aux soldats avec lesquels on a fraternisé, les jours précédents, chacun partageant la condition de l’autre : les mêmes parents, la même pauvreté, la même soumission aux ordres. Nul ne sait que les soldats en question ont été arrêtés, et que la poudre sera bientôt la dernière odeur qu’ils sentiront.

Sous bonne garde
Sous bonne garde

Vincent est demeuré près de la fenêtre. De nouveau, il entend la bouche du canon vomir son affreuse promesse. Celle-là est pour l’hôtel de ville. Les camarades qui s’y trouvent, sans doute, luttent encore. Albert, qui tâche d’extirper de son mollet un long morceau de verre effilé, lève le poing et la voix vers le dehors. Il maudit la basilique auprès de laquelle la troupe s’est installée. Elle ne garde pas les Marseillais, éructe-t-il ; elle garde le bon ordre bourgeois.

Sous bonne garde
Sous bonne garde

Très tranquillement, Hugues s’est levé. Interdits, les camarades le regardent et l’écoutent annoncer qu’il s’en va de ce guêpier. Il sera plus utile ailleurs, à user des mots et de sa verve pour prolonger la lutte. Il connaît les ruelles de la ville, et des caves où se cacher quelques jours. Deux camarades se lèvent, demandent à venir avec lui, et il accepte. Comme si de rien n’était, ils s’en vont. Le cadavre de la lutte commence à puer.

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21 mars 2021 7 21 /03 /mars /2021 21:30

L’aube ne l’a jamais trahi. Afonso n’a presque pas dormi. Comme cela lui arrive de plus en plus souvent, l’ancien coadjuteur temporel s’approche dans les premières lueurs du jour d’une maison qui fut la sienne. Il cille à peine lorsque les rayons du soleil viennent le frapper en plein visage. Il n’est même pas essoufflé d’avoir gravi la rue pentue à toute vitesse, de crainte qu’on ne le reconnaisse. Il ne saurait se méfier moins. Les prisons pombalines regorgent d’hommes de son obédience.

Aux portes de l’église Saint-Roch se pressent déjà les indigents dont la ville est mère. Certains ont dû passer la nuit ici, sentant que les forces leur manqueraient s’ils s’éloignaient. Au milieu d’eux, Afonso se sent bien. Qui irait fouiller de pareils hères, regarder sous leurs hardes pouilleuses s’il ne s’y cache pas un jésuite ? Qui, parmi ces pauvres gens, dénoncerait l’un des leurs, qui toque à la porte de la maison de Miséricorde pour manger un quignon de pain dur et quelques bouts de légumes presque avariés ? Au milieu d’eux, Afonso n’a pas peur.

Les pères outragés
Les pères outragés

Les sœurs ouvrent les portes de l’église, en sortent comme des fourmis empressées. Les plus affamés et les moins patients les entourent bientôt de leurs gémissements. Afonso attend : il prendra ce qui tombe des mains sales et décharnées, portera à sa bouche les miettes et morceaux avec respect et dévotion, comme il le faisait autrefois avec l’hostie consacrée. La foule des pauvres gens est une masse terrible et grouillante, rendue énorme par le tremblement de terre qui a tout détruit six ans auparavant.

Les pères outragés
Les pères outragés

Les travaux lancés par le marquis de Pombal ont bien avancé et, pourtant, c’est comme s’il restait tout à faire. Faut-il voir dans la destruction de la ville une preuve de la colère divine ? Et faut-il voir un symbole de Sa miséricorde dans l’église Saint-Roch restée debout ? Afonso ne se risque plus à pareils raisonnements. Il est le seul frère libre de sa congrégation dans ce pays. Les autres ont fui, ou bien ont été emprisonnés. Cela démontre que l’homme, en matière de châtiment, n’a rien à apprendre de son Seigneur.

Les pères outragés

Comme Lui, l’homme sait rabaisser celui qui se croit au-dessus des lois, aussi injustes ou iniques soient-elles. Cela permet de dire, songe Afonso, qu’à la différence de Ses créatures, Dieu n’est pas envieux. Chez les hommes, les qualités sont raillées et leurs détenteurs, au besoin, sont humiliés. Est-ce là une épreuve pour la Compagnie ? Accroupi, séparant de ses doigts la partie pure de la partie brune d’une pomme, Afonso regrette le temps béni de la puissance.

Les pères outragés
Les pères outragés

Pauvre parmi les pauvres, seul parmi la multitude, Afonso contemple ses semblables ; aux portes de la maison de Miséricorde, il s’émerveille de ce que tous, lui compris, s’accrochent violemment à une vie qui les maltraite. Tous, ici, subissent le revers de la vanité. La ville et la congrégation se sont rêvées les phares du continent européen. Elles ont pourtant été renversées par des tempêtes : le courroux de la nature et la jalousie des hommes.

Les pères outragés
Les pères outragés

Les misérables qui traînent ici sont l’engeance de ces colères soudaines et irrévocables. Cependant les jours passent, et les nuits après eux, pense Afonso, que bousculent un homme et une femme, l’un portant une enfant pâle et l’autre les suivant en pleurant. Afonso suit des yeux la scène pathétique lorsqu’il remarque qu’un homme, parmi les indigents, le scrute intensément. Il prend peur. Dans une semaine, on garrottera un jésuite en place publique ; Afonso songe soudain que cela pourrait être lui.

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15 mars 2021 1 15 /03 /mars /2021 21:00

L’infirmière avait de belles mains. Elle s’en servait avec dextérité et douceur lorsqu’elle arrivait, chaque matin à neuf heures précises, pour laver les corps déchirés. La douceur de sa main gauche, dans le dos, répondait à la délicatesse de la droite, gantée, qui, en lents mouvements circulaires, frictionnait la poitrine de Paul. L’infirmière avait une voix douce, sensuelle aurait dit Paul au temps de sa virilité. Elle avait un accent adorable qu’elle tenait de son île de naissance. Elle était britannique.

Amer, fort et chaud, le café rappelait à Paul les matins d’avant-guerre. Il enfilait alors une chemise de toile et un pantalon retenu par une paire de bretelles, une paire de sabots dans lesquels il n’avait jamais mal aux pieds. Il buvait sans plaisir cependant, car il n’était plus chez lui mais dans un hôpital, et des deux sabots il n’aurait pu en mettre qu’un, car il avait été amputé deux semaines auparavant. Toutefois, il mesurait sa chance et, parfois, souriait. Dans le lit d’à côté, Alfred, un gars des Ardennes, ne savait même plus faire ça. Un éclat d’obus lui avait arraché la moitié basse du visage.

La vie de château
La vie de château

L’infirmière parlait tout bas. Elle s’enquérait de l’état de forme de Paul, lui demandait s’il ressentait une quelconque douleur. Lorsque le médecin arrivait dans la pièce, ils conversaient en anglais, et Paul alors les quittait du regard et se perdait dans la contemplation du plafond. L’hôpital militaire avait été installé à Arc-en-Barrois, dans un château mis à disposition par son propriétaire pour des médecins et infirmières exclusivement anglais et américains. Les râles remplissaient souvent ces pièces où, au siècle précédent, on emmenait danser sa douce au bal.

La vie de château
La vie de château

D’une pièce voisine, qui avait dû être le grand salon, on entendait les gazés tousser comme des damnés. La bertholite et le moutarde brûlaient de manière irrémédiable les bronches et les poumons, et les malheureux ne pouvaient espérer aucune amélioration de leur état. L’infirmière avait demandé à Paul s’il souhaitait répondre à la lettre de ses parents, et à celle de sa fiancée. Elle disait ce dernier mot avec beaucoup de tendresse.

La vie de château

Les moments de calme étaient très rares à l’hôpital. Dehors des moteurs vrombissaient presque continuellement ; les crissements des cailloux indiquaient aux pensionnaires l’activité intense pour décharger les corps mutilés. Quelques cris déchirants indiquaient que l’homme ainsi transbahuté était conscient. On entendait aussi parfois un salut les gars sonore, lorsque les corps à peine réparés allaient chercher, à l’arrière, de meilleurs soins et davantage de repos. Paul ne se sentait pas la force de prendre le papier ni la plume.

La vie de château
La vie de château

Il tâchait de s’habituer aux béquilles. Quelques jours après l’opération, il avait chuté lourdement dans le couloir. Il lui semblait encore qu’il mettait trop de tension dans ses bras, que ceux-ci lui faisaient mal rapidement. Paul retournait alors dans son lit, s’enveloppait dans le drap de toile blanche et se délectait de la caresse du tissu. Rien de doux n’arrivait jamais dans les tranchées. Paul appréciait aussi que le drap cachât le vide : la jambe manquante.

La vie de château
La vie de château

L’infirmière lut une seconde lettre de la fiancée. Cette dernière s’inquiétait que Paul n’eût pas répondu, elle craignait qu’un mal affreux ne lui fut arrivé. Elle racontait ensuite les travaux des champs, les obsèques d’un oncle disparu, la froideur de sa couche. Paul regardait les moulures du château d’Arc. En esprit, il imaginait sa réponse à la lettre, mais il s’arrêtait presque aussitôt. Il commençait à croire qu’en plus de sa jambe, on lui avait retiré un morceau de son cœur.

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9 mars 2021 2 09 /03 /mars /2021 19:00

Levés haut, les fusils paradent. La troupe défile, les rudes semelles impriment sur le pavé le rythme lancinant de la libération. L’uniforme vert clair a ce je-ne-sais-quoi d’enivrant, quand le noir inquiétait et faisait se terrer chez eux les honnêtes gens. Aux côtés de Suzanne, Joseph lance des vivats et des hourras. Ses deux mains s’agitent pour saluer la délivrance. Pour un peu, Joseph irait bien embrasser tous ces jeunes guerriers.

Suzanne vient de glisser les mains autour de sa taille. C’est qu’il y a foule pour accueillir les forces françaises de l’intérieur, et elle ne voudrait pas être séparée de Joseph. Un an qu’ils se fréquentent, à la faveur de courts rendez-vous après le service de Joseph au casino. Ils vont bientôt se marier, et dans un pays libre et en paix, qui plus est. Joseph dépose un baiser sur le front de Suzanne avant, d’une seule main et d’une voix forte, de manifester sa joie.

Petits et grand
Petits et grand

La veille encore, les Allemands patrouillaient dans leur ville. A quelques mètres à gauche, sur le trottoir d’en face, Joseph aperçoit l’homme responsable de leur départ. C’est un gigantesque Suisse, qui dresse sa haute stature montagnarde au-dessus même des fusils silencieux. Joseph voudrait aller lui parler, le remercier pour son action, s’approcher un peu de ce sommet que lui, dans sa modestie, ne saurait jamais atteindre.

Petits et grand
Petits et grand

Les bons services de ce monsieur Stucki, Joseph les a appris au casino, dans le secret des tables éminentes qu’il servait. A Suzanne, il explique, la voix couverte par celles multiples de la foule, que sitôt le maréchal expulsé de la ville, le grand Suisse a été trouver les résistants pour leur demander de ne pas investir les lieux. Il a fait de même avec l’occupant, afin d’éviter de sanglants combats dans lesquels, probablement, de nombreux Vichyssois auraient trouvé la mort.

Petits et grand
Petits et grand

Au fur et à mesure qu’il parle à sa fiancée, Joseph tâche de fendre la foule. Son corps fin et sec est habitué à éviter les hôtes du casino, qui se lèvent brusquement de leur table pour aller fumer ou se rafraîchir. Suzanne, elle, peine à le suivre. Levant les yeux au-dessus des têtes échevelées et des bérets balancés de droite à gauche, Joseph ne quitte pas des yeux son phare, ce géant à qui, aujourd’hui, la cité doit sa liesse.

Petits et grand
Petits et grand

Au matin encore, l’ambassadeur Stucki a opposé sa volonté et ses arguments au passage d’une colonne ennemie, et c’est sa voix puissante qui a appelé les forces de la Résistance pour qu’elles entrent dans Vichy. Ses mots, littéralement, détournent les balles et préservent de la mort. Ils rendent les armes inutiles et les défilés symboliques. Joseph songe que la parole est plus forte que l’acier effilé ou perforant. Cette pensée le console. C’est parce que lui-même n’a pas les mots qu’il n’a pas élevé la voix.

Petits et grand
Petits et grand

Les derniers hommes de la troupe tournent à l’angle du boulevard. Autour du Suisse se pressent toutes autorités, qui le récompensent en poignées de main et en sourires émus. Joseph, suivi de loin par Suzanne, n’a plus qu’à traverser le trottoir pour faire partie de ces laudateurs éplorés. A ce moment, Suzanne le rattrape. Sa précipitation dit sa panique. Les Allemands reviennent, dit la rumeur. De l’autre côté de la rue, le grand homme est tranquille. Joseph veut croire qu’il a ses raisons.

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3 mars 2021 3 03 /03 /mars /2021 19:00

La petite statuette l’intrigue. Son corps est lisse et ses formes sont aguichantes. Porcher la met dans la poche de son manteau à l’instant même où le domestique revient dans le hall pour annoncer la venue imminente de monsieur. Merci Timothée, fait Porcher, c’est Théophile, monsieur, souffle le domestique, mais Porcher ne l’écoute pas. Porcher lève les yeux vers le plafond, jette ses yeux indiscrets vers les pièces attenantes. Cernuschi arrive enfin.

Que me vaut le plaisir, Porcher ; Cernuschi court presque vers son hôte. Ils ont rendez-vous la semaine suivante, un rendez-vous d’affaires dans un bel hôtel parisien, et Cernuschi éprouve un vif déplaisir à voir Porcher déambuler chez lui, à observer toutes les œuvres qu’il a rapportées d’Asie. Porcher répond que le gros coup qu’ils préparent se précipite ; les informateurs de Londres ont dit que, ceux d’Anvers lui ont confirmé que, bref, il faut agir, Cernuschi, il faut agir. Ma foi, cela me permet d’admirer votre cocon personnel, qui est remarquable, croyez-moi, c’est remarquable cet endroit où vous vivez.

D’art gens épris
D’art gens épris

Cernuschi s’incline, heureux du compliment et affligé de la visite. Que l’affaire n’ait pu attendre, il l’entend bien, car acheter et vendre est une question d’instinct. Toutefois, il se méfie de Porcher, dont la réputation sur la place est celle d’un requin parmi les requins, d’un prédateur prêt à dévorer ses congénères pour survivre. Elles sont de toute beauté, là, vos pièces, vous les avez dénichées où, et Porcher se met à saisir un vase Hu, puis des figurines Minqqi.

D’art gens épris
D’art gens épris

Je suis amateur, moi aussi, vous saviez ? mais Cernuschi ne le sait pas, il s’en moque d’ailleurs, il voudrait que Porcher repose ces objets avec délicatesse et attention. Porcher commence un discours sur les opportunités à saisir. Tout en circonvolutions, il digresse, minaude, attaque d’un seul coup, proclame et cherche du regard l’assentiment de son interlocuteur. Porcher rit aussi, quand il parle des origines italiennes de Cernuschi, de ce peuple si prompt à réclamer et si lent pour agir. Je plaisante, évidemment, évidemment mon cher Cernuschi, vous avez des qualités que nombre de vos compatriotes n’ont pas. Cernuschi sourit poliment, car ce fat n’aurait su faire la moitié de ce que lui-même a accompli.

D’art gens épris
D’art gens épris

Enfin donc, voilà le plan, Porcher se lance dans une explication à voix basse. Plan grossier mais efficace, juge intérieurement Cernuschi, dont les pupilles s’élargissent soudainement, car Porcher manipule maintenant un ours de bronze avec la même délicatesse qu’il traite son hôte. Car voyez-vous, Cernuschi, le raffinement consiste à faire croire qu’ils ont besoin de nous, qu’il leur faut nous céder, et qu’un bas prix est toujours meilleur que pas de prix du tout. C’est un peu ce que vous avez fait en Asie, n’est-ce pas, et Porcher éclate de rire.

D’art gens épris
D’art gens épris

Stoïque, l’immense Bouddha Amida ne bronche pas, tandis que Cernuschi accuse le coup. Certes, il a profité de la pauvreté criante des moines chinois ou japonais pour rapporter ici leurs trésors cultuels. Mais c’est à l’humanité qu’il veut les offrir, c’est dans l’hôtel particulier qu’il a fait construire que tous et toutes viendront admirer les chefs-d’œuvre intemporels de l’Orient. Cernuschi veut répliquer, mais Porcher continue de parler. Il évoque avec plaisir les gains espérés.

D’art gens épris
D’art gens épris

Avec ce pécule, moi aussi, je pourrais m’embarquer pour la Chine, et acheter ces petites merveilles, qu’en pensez-vous ? mais, à nouveau, Cernuschi n’en pense rien, ou à vrai dire, cette pensée l’effraie, car Porcher ne saurait rien faire de ces œuvres. D’ailleurs, moi, je les garderais chez moi, si j’étais vous, je n’autoriserais que mes intimes à venir les voir, après le dîner, par exemple, ou avant, pour nous mettre en appétit. C’est entendu, donc, nous nous voyons la semaine prochaine, Cernuschi. Porcher s’en va, la main gauche dans la poche. Il tient la statuette.

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25 février 2021 4 25 /02 /février /2021 20:10

Il leur semble désormais goûter à l’éternité. La mort n’a pas voulu d’eux. Un instant auparavant, elle reniflait leurs corps immergés, trempés, que la noyade menaçait, comme les proies d’un rapace à l’appétit insatiable. Devant leurs efforts, elle s’est détournée, et les voilà à nouveau tels qu’ils sont réellement : des soldats en mission. Sous la porte d’eau du château, un rai grisâtre signale que la nuit n’est pas tout à fait tombée. Il leur faut encore patienter.

Pour pénétrer ce lieu, clos de hautes murailles et gardé par cent lances, ils se sont cachés. Un marchand de tourbe leur a fourni le prétexte : il livre presque quotidiennement les tercios de Breda de ce combustible qui les chauffe durant les rudes hivers. Dissimulés sous ces briques sèches, au fond de la cale du navire qu’un choc a rendu perméable à l’eau, soixante-dix hommes attendent maintenant de sortir pour reprendre la ville.

Les fantômes de la liberté
Les fantômes de la liberté

L’attente les plonge dans une torpeur silencieuse. D’aucuns agacent la peau de leurs pouces sur les fils des lames. Quelques gouttes de sang tombent et se dispersent dans l’eau qui croupit à leurs pieds. Ils ne le savent certes pas, mais c’est là le seul sang qui s’échappera de leurs veines. Enfin vient l’obscurité totale. Guidés par les chuchotements de leurs plus proches voisins, ils s’extirpent de l’embarcation. Les pieds sur le quai, ils veillent à maintenir la régularité étouffée de leurs souffles. Ils sont des chats en chasse.

Les fantômes de la liberté
Les fantômes de la liberté

La troupe sort en rangs serrés. Son irruption dans la cour du château paraît irréelle. Le marchand de tourbe ne les a pas trompés. Il prétendait que sa notoriété dans la place suffirait pour qu’on ne contrôlât pas son navire, ni la marchandise empoissonnée qu’il transportait. Autour des Hollandais, seules des murailles crénelées et de vides guérites veillent. De tercios, point. On en entend certains rire et s’esclaffer dans un idiome trop chantant pour ces rives septentrionales. Le corps compact de la troupe se détend, puis se disperse. L’antidote se répand dans la cité prisonnière.

Les fantômes de la liberté

Les torches sont utiles dans un périmètre proche, mais elles ne disent rien de la profondeur des ténèbres. Les tercios de Breda entendent cliqueter les armes et voient sortir de la nuit une dizaine de ces hommes qu’ils ont chassés de la ville, neuf ans auparavant. L’épouvante les saisit. Une armée de fantômes se présente à eux, qui menace sans crier ni parler, qui se rue sans courir pour ne pas réveiller le reste de la garnison qui dort. Les tercios du château s’enfuient sans combattre.

Les fantômes de la liberté
Les fantômes de la liberté

A la faveur de la nuit, les Hollandais se répandent dans Breda. Partout où ils apparaissent, ils sèment l’effroi dans l’âme des défenseurs. A l’arsenal et dans d’autres points de la ville, de rares affrontements ont lieu. Lorsque l’aube déchire, par sa pâle rougeur, les dernières résistances nocturnes, soixante-dix cuirasses se retrouvent près de l’église. Ils ont fait, pour certains, quelques prisonniers dont on monnayera le prix dans les jours suivants. Tout à l’heure, la mort les a ignorés, mais il semble bien qu’elle les ait recouverts d’une aura particulièrement inquiétante pour que la garnison, pourtant bien plus nombreuse, ait déguerpi ainsi.

Les fantômes de la liberté
Les fantômes de la liberté

Au matin, à l’heure où la tourbe et d’autres marchandises sont déchargées pour être vendues, une armée plus nombreuse se présente aux portes de la ville. Ce sont le stathouder et l’avocat des États de Hollande qui viennent attester la conquête. Quant aux fantômes de la nuit, ils sont redevenus des hommes que les habitants regardent avec stupeur. Le temps d’un songe, ils sont devenus les maîtres de la cité. En leur honneur, il faut désormais payer. Le rêve de la liberté des États est à ce prix.

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19 février 2021 5 19 /02 /février /2021 19:00

Depuis qu’il travaillait à Rome, Copenhague lui faisait l’effet d’être comme son Islande natale : une terre froide et éloignée des arts et des hommes qui les pratiquaient. A la réflexion, il savait que ce jugement était sévère, car la capitale danoise n’était pas aussi dépouillée que sa lointaine île du nord, et de nombreux projets avaient récemment abouti. L’un d’eux, justement, avait requis le concours de Thorvaldsen, qui devait revenir à Copenhague pour régler quelque détail.

Durant les guerres qui avaient secoué l’Europe, Copenhague avait été bombardée par les navires anglais. Cette politique de la terre brûlée – on devait l’appeler ainsi, puisqu’il s’agissait, ni plus ni moins, d’empêcher les forces navales danoises de rejoindre les Français – avait fait de nombreuses victimes, parmi lesquelles la cathédrale, de laquelle on avait confié la reconstruction à un architecte du nom d’Hansen. Thorvaldsen, lui, avait été chargé des sculptures.

La hiérarchie des arts
La hiérarchie des arts

Sitôt débarqué sur le quai, Thorvaldsen rejoignit le chantier. Il n’avait jamais vu Hansen et, pourtant, il le reconnut aussitôt. Ce vieillard, pelotonnée dans une chaude pelisse, était entouré de toutes les attentions par un groupe d’assistants et de contremaîtres. Ceux-ci lui présentaient des plans, murmuraient à son oreille les solutions qui convenaient à tel problème, et lui branlait de la tête en guise d’acquiescement. Il parlait peu, et si faiblement qu’on ne pouvait guère l’entendre dans le tumulte du labeur des hommes. Il paraissait, ce fut l’impression de Thorvaldsen, écrasé par l’œuvre qu’il tâchait de parfaire.

La hiérarchie des arts
La hiérarchie des arts

Thorvaldsen se présenta. Aussitôt les regards se portèrent sur lui, tous alourdis d’un mépris non dissimulé. Tout sculpteur qu’il était, Thorvaldsen était ici dans l’antre d’un maître qui, supposément, le dépassait par la nature même de l’art qu’il pratiquait. La cordialité initiale se déchira tout à fait lorsque l’un des assistants de Hansen fit la remarque que la taille exagérée des statues posait un sérieux problème quant à leur exposition dans le temple. Un autre suggéra de les en exclure, lançant ainsi l’anathème contre ces créatures de pierre venues de Rome.

La hiérarchie des arts

Thorvaldsen éclata. Un à un, les yeux dans les yeux, il prit à témoin les assistants et les contremaîtres, leur assura n’être pas accouru d’Italie pour subir un tel outrage. Il n’avait pas modelé ces statues pour leur plaisir à eux, mais pour la grandeur de la foi et, osa-t-il, pour celle de l’art. Elles méritaient mieux, selon lui, que les niches que Hansen leur avait destiné, dans lesquelles, pareilles à des bibelots dans quelque vulgaire bicoque, elles n’auraient pas été regardées.

La hiérarchie des arts
La hiérarchie des arts

De la même manière qu’entre eux, ils se montraient acerbes et obséquieux à la fois, ils n’osèrent pas le contredire. Il continua donc et affirma que son art, la sculpture, égalait au moins l’architecture, car, comme cette dernière, il occupait l’espace dans toutes les directions. Les alcôves ridicules auraient empêché qu’un homme ou qu’une femme les admira en privant fatalement le regard d’une dimension du travail du sculpteur. Et ceux que les sculptures donnaient à voir n’étaient pas simplement des hommes : ils étaient des prophètes, et les cacher aurait relevé du sacrilège. Dans le temple, le mot résonna puissamment, et fit taire jusqu’au moindre outil.

La hiérarchie des arts
La hiérarchie des arts

Thorvaldsen, peu à peu, se calma. Comme personne ne reprenait la parole, il ajouta, pour assurer sa victoire, que les statues pouvaient fort bien être plus grandes que le temple lui-même, car ceux qu’elles représentaient précédaient le temple, et non l’inverse. Les assistants demeuraient tétanisés par le tour de force de Thorvaldsen qui, d’artiste indélicat, venait de passer au statut de champion des arts. Ils ne regardaient plus le vieil Hansen. Celui-ci se contenta d’approcher de Thorvaldsen et d’acquiescer silencieusement. On ne faisait pas la guerre dans une église. Une bataille venait pourtant de s’y dérouler.

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13 février 2021 6 13 /02 /février /2021 19:00

Dans le crépuscule qu’éclaire une lune d’or, une corneille s’envole. Surpris par le cri du volatile, Simonnet sursaute. Désespérément, il cherche du regard un abri, saute dans un buisson. Son compère, le bien nommé Bonaventure, s’est aplati sur le sol. Pendant quelques minutes, ils sont aux aguets, puis ils se relèvent, se retrouvent, s’interrogent du regard. Simonnet hausse le menton, Bonaventure fait un mouvement de la tête pour refuser. Simonnet, alors, s’en va le premier franchir le portail.

Au loin se font entendre les hommes qui s’apostrophent aux champs. La saison est à la moisson, et nombre de bras ont délaissé et la guerre et la révolution pour assurer la subsistance pour l’an qui vient. Simonnet avance prudemment, les genoux pliés et les épaules en avant, et ses mains agrippent follement le pauvre fusil qu’elles tiennent. Bonaventure, par peur, halète comme un chien qui cherche de la fraîcheur. Simonnet se retourne, lui fait signe de ne plus faire de bruit.

Au devant du danger
Au devant du danger

Bonaventure s’est figé. Il pointe du doigt, à vingt toises devant lui, une silhouette qui se tient près d’un arbre. Simonnet décide d’avancer. Si c’est un fédéraliste, posté ici en guetteur, alors les deux comparses vivent peut-être leurs derniers moments d’hommes libres. Mais l’ombre ne bouge pas. Mieux, lorsque Simonnet se déporte sur le côté, elle se précise, s’affine, et la menace s’atténue, puis disparaît. C’est un arbuste, un jeune chêne, qui pousse au pied de son probable géniteur.

Au devant du danger
Au devant du danger

Le château de Brécourt n’est situé qu’à deux lieues de Vernon, et pourtant c’est un lieu inconnu pour Bonaventure et Simonnet. Avant la Révolution, le château appartenait à une noble famille de la région, avant d’être vendu comme Bien National. Simonnet et Bonaventure, eux, travaillent tous deux à la décharge des bateaux qui naviguent sur la Seine. Ils sont ici des intrus. Ils pénètrent ici en éclaireurs. Ils savent que la troupe des Vernonnais compte sur eux. La bataille s’annonce décisive.

Au devant du danger
Au devant du danger

Bonaventure et Simonnet traversent les anciennes douves. Ils sont à découvert, maintenant. Une vaste allée mène, droit devant eux, vers la façade de pierre et de brique du château. Au bout du chemin, ils trouveront peut-être, aussi, la mort. Des communs, sis de part et d’autre de l’allée, peut jaillir la balle qui les fauchera. Bonaventure a pris les devants, car Simonnet est comme tétanisé. Le château est plongé dans un silence glaçant ; soudain, Bonaventure tombe.

Au devant du danger
Au devant du danger

Il se relève, pousse un énorme juron. La nuit absorbe le mot vilain, et aucun cri de guerre, aucun coup de feu ne s’en fait l’écho. Partout, étalés devant Simonnet et Bonaventure sont des cadavres : inertes, froids, raides. Ce sont des cadavres de verre, dont le sang a été bu : ce sont des bouteilles. Tandis que Bonaventure observe, atterré, l’étendue de la mascarade, Simonnet repère un corps, adossé à la façade du château. Une respiration sourde en sort : voilà l’unique prisonnier de guerre.

Au devant du danger
Au devant du danger

Bonaventure et Simonnet réveillent l’homme. Ils le questionnent. Au premier coup de canon, donné par les Vernonnais, l’homme dit que les fédéralistes ont déguerpi. Ils tenaient pourtant la place, et avaient fait place nette dans la cave, rasant jusqu’au moindre fût de vin, jusqu’au dernier tonnelet de cidre. Simonnet et Bonaventure sentent la vie revenir en eux. Ils ont bravé tous les dangers. Ils sont des héros.

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