L’homme sort péniblement de sa bicoque. Sa jambe droite traine toujours, souvenir d’un temps ancien et douloureux. Même son dos se plaint quand il reste debout trop longtemps alors, bien vite, ses yeux alertes repèrent le petit banc de bois qui fait face à la mer. Cette mer, par laquelle il est venu, trente ans plus tôt, de ce rivage de douleurs. Aujourd’hui, la mer est calme. Lui aussi.
De sa petite maison jaune, il entend toujours les flots. Aujourd’hui, ils le protègent, laissent éloignés ces gendarmes qu’il craint toujours de voir débarquer. Fut un temps où ces vagues étaient une prison, une assurance pour ses geôliers. L’ancien bagnard, qui regrette parfois sa pauvre jeunesse, tue le temps en sculptant, puisque la sculpture avait failli le tuer.
De l’en-ville, il ne connaît que le nom. Ce n’est pas qu’il n’aime pas la foule, mais à tout prendre il préfère le bruit de la houle. Et puis ces églises qui proclament la vie sacrée, ne l’ont-elles pas, treize ans durant, complètement oublié ? Quand il s’en vient, c’est par les monts qu’il use ses jambes fatiguées. Jamais il ne se perd, et, à des mètres de hauteur, il devine les beautés de l’île aux fleurs.
Parfois, il marche sur le sable durant des après-midi entiers. Cette forêt si verte, ces palmiers si nombreux, ce sable si chaud l’émerveillent à chaque pas. Même ce diamant, posé sur l’horizon, semble parfaitement à sa place. Ses pentes abruptes en font un repaire tenace, qu’autrefois des vaisseaux se disputèrent au son des canons.
Quelques bateaux de pêche ont pris le rythme de la vague. Ce n’est pas à ceux-là qu’ils pensaient à l’instant, ces frêles embarcations, qui n’ont rien à voir avec les pourvoyeurs de tonnerre du temps de Napoléon. Eux préfèrent le silence, la magie de la ligne qui se tend, les aurores rouges où l’on vend le poisson. Même à ces heures le diamant scintille. Il le sait bien car, quand l’insomnie le prend, ce rocher est un compagnon qui annule le temps.
Quand celui lui arrive, il sort quand la nuit dure encore. Quand le soleil se lève, il est près de ses frères de souffrance. Immobiles, hiératiques, ils fixent un point qu’ils imaginent être l’Afrique. Leurs faces blanches rappellent le deuil, de l’autre côté de l’Atlantique. C’est la terre des ancêtres, la terre à tout jamais quittée. La terre qu’ils ont chérie, sous le joug des négriers.
Alors, pour se souvenir, ils ont formé un triangle. Le vieux passe entre eux, laissant la main errer sur ces corps désormais froids. Les esclaves et le bagnard savent bien le mal que l’homme fait à ses semblables parfois. Seulement, lui, le vieux, regarde aussi derrière. La montagne, l’île adoptée, l’exil devenu refuge, les poèmes et les chants que la douleur a enfantés. Pour ne pas leur faire de peine, par respect il se retourne. Il sourit.