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20 mai 2015 3 20 /05 /mai /2015 18:00

Dix francs le drap soit plus de neuf cents francs pour le tout. Le prix était encore honnête, quoiqu’il ait légèrement augmenté depuis la dernière fois. D’ailleurs, c’était une constatation qu’il pouvait faire à chacune de ses visites. Maudits artisans, à la fois ouvriers et paysans, ne perdant pas de l’œil le gain qu’ils pouvaient réaliser lors de ces visites mensuelles.

Le marchand prend toutefois son temps. Eh quoi ? N’a-t-il fait ce chemin que pour acheter et aussitôt s’en aller ? Ne peut-il pas prendre quelque repos, ainsi que le cheval qui semble déjà fourbu alors qu’il n’a encore rien transporté ? L’homme feint alors un mécontentement, que la femme devant lui prend pour une tentative de négociation : aussitôt elle lui tourne le dos et s’en va quêter les avis et les recommandations.

Dans des draps de pierre
Dans des draps de pierre

Ainsi délaissé, le marchand pourrait s’ennuyer. C’est, en effet, un homme de la ville, qui aime se conduire en gentilhomme et en citadin. Urbain avec ses semblables, il ne rechigne pas aux politesses quoique son métier ne lui laisse guère l’occasion d’étaler son adresse. Car la journée il est sur les routes, chevaux et charrettes harnachés, filant vers les draps dont il fait un marché acharné.

Dans des draps de pierre
Dans des draps de pierre

Honnête, l’homme inspire confiance. Large d’épaule et franc de sourire, il a le mot pour rire, sans que son esprit ne quitte l’objet de ses errances. Venant de Brest il s’arrête souvent à Locronan, qui fournit les voiles destinées aux gréements. Les bonnes gens disent que ce n’est plus le bon temps, et qu’avec le bon roi on a chassé le bon argent. La cité, c’est vrai, a perdu nombre de ses artisans.

Dans des draps de pierre
Dans des draps de pierre

De la manufacture parviennent toujours de grands bruits, préludes à ceux qu’on entendra sur mer. On y travaille dur, et même trop selon certaines langues amères. Qu’importe pour le marchand, qui passe voir son monde : l’officier civil puis les contremaîtres, les tenanciers et aubergistes avant de saluer bourgeois et nobles maîtres.

Dans des draps de pierre
Dans des draps de pierre

Il s’étonne toujours de l’activité de cette cité et rêve même secrètement qu’un jour, il puisse acheter l’un des hôtels de la place pour y loger. Son épouse a prévenu : devant l’église ou alors rien. Son ton mi-plaisantin mi-sérieux l’a laissé coi : ses enfantillages pourraient bien être gravés dans la pierre d’ici à quelques dizaines de mois. Cela ferait de lui un véritable bourgeois, comme il l’est à Brest ; mais ici au moins profiterait-il du prestige de la place et des troménies.

Dans des draps de pierre

Il fait alors son tour, comme il le fera quand il habitera Locronan. Il prie à l’église, salue le curé, rehausse sa veste et salue plus noblement ceux qu’il croise. Il est encore à sa rêverie quand il sent qu’on le tire par derrière. Il se retourne, et revoit la vendeuse de draps. Sa bourgeoisie s’échappe. Pour la conquérir vraiment, encore faut-il faire aujourd’hui le commerce de ces futures voiles à vent.

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12 mai 2015 2 12 /05 /mai /2015 18:00

Cette nuit encore, il s’est levé en croyant entendre au loin les musiques qui accompagnent le roi. Mais dans l’obscurité, il n’a perçu que le hululement des chouettes, bruit étrange et effrayant, puis le bois du parquet qui craquait comme pour rappeler que l’immense château n’est pas fait pour un homme seul. Car sans François, ce géant qui est roi, l’homme n’est rien que le gardien d’un vaisseau vide.

La rencontre avait été fortuite. Et pourtant, quel destin s’ouvrait alors pour cet homme de peine, aux champs tous les jours, qui avait eu la chance que le roi gardât sur lui les yeux posés. L’Angoumois revenait de la chasse, éreinté et heureux, suant et fier, et avait demandé au milieu des masures qu’on lui portât un cruchon d’eau. Les mains rustres et les mains du prince s’étaient alors liées.

Délices capturés
Délices capturés

Le roi lui trouva une place au château, serviteur parmi les serviteurs, mais avec lequel les regards souverains étaient plus appuyés. Rarement le roi lui adressa la parole. Avec sa petite bande, François parcourait la forêt immense et s’en allait chasser le gibier. Toujours il en rapportait, et toujours on le fêtait. Quant à l’autre, l’ancien paysan devenu l’intime des pierres blanches, il veillait à ce que rien ne manque pour satisfaire jusqu’aux délices des saltimbanques.

Délices capturés
Délices capturés

Ce matin encore, il est sûr d’avoir entendu la troupe royale revenir des bois. Mais de la brume qui flotte sur les herbes humides de la rosée, aucun cheval hennissant ne surgit. Il a encore en souvenir les réceptions fastueuses où le roi et ses compagnons évoquent l’Italie, ce pays envoûtant qui ne produit rien que des images d’or. Le roi parlait des villes, de ses artistes et des femmes qu’il y eut. Il narrait aussi la guerre et s’enorgueillissait de ses victoires.

Délices capturés
Délices capturés

Pendant ce temps où le bon roi conquérait, lui demeurait dans Chambord qui s’élevait. Aux côtés des contremaîtres il passait, attentif aux détails et à cette œuvre d’art que bâtissait un formidable travail. Un jour les ouvriers ne revinrent plus : il en fut étonné : on annonça que François était prisonnier, et qu’à Madrid il était maintenait exilé. Alors, comme le château, l’homme attendit qu’on lui rendît son prince afin de reprendre vie.

Délices capturés
Délices capturés

François revint, et non pas amaigri comme il l’avait imaginé. C’était toujours un gaillard, plaisantant les dames et plaisant à leurs âmes, et à leurs corps aussi, et qui n’en finissait pas d’évoquer l’Italie. Milan, Marignan, et même Pavie. En même temps que le roi revinrent les bruits des tailleurs de pierre, des maçons et des marqueteurs. Et de nouveau ces regard entendus, cette amitié indicible qui jaillissait d’une attention marquée ou d’un mot honnête du roi.

Délices capturés
Délices capturés

Ce soir encore il lui semble que la grande salle est animée. Qu’on y fait flamber quelques bûches et qu’on trinque à quelque vin de Loire. Il lui parvient les rires de l’assemblée, les stupéfactions exagérées des dames au récit des batailles, et il entend même les accents italiens de ce peintre et inventeur que le roi appelle maître. Mais il est tard et, il le sait, le roi est mort. Ne restent plus à cet homme que sa deuxième naissance, et des souvenirs d’or.

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4 mai 2015 1 04 /05 /mai /2015 18:00

Il avait fait le voyage depuis l’Italie. Interminable. Il était remonté par la Vénétie puis le Tyrol et la Hongrie, et était enfin parvenu à Cracovie en pleine nuit. Reçu avec de grands égards, il devait rencontrer le roi le lendemain. Un Vasa. Suédois. Pour l’heure, la fatigue l’avait terrassé et de son pays il rêvait cependant qu’il était entouré de Polonais.

La cérémonie avait été brève mais fastueuse. Le souverain entouré de conseillers paraissait austère, et Giovanni Trevano avait cru un moment être en un procès tant la royale moustache frissonnait parfois de déplaisir. On lui avait finalement proposé, dans un italien affreusement coupant, la mission qu’il attendait. Il lui fallait rebâtir le palais.

Sur les cendres d'un dragon
Sur les cendres d'un dragon

Plus qu’un château c’était une caserne où l’on croisait davantage de capitaines que de pages. La musique était celle des épées, les chansons celles des canons que tantôt on essayait. L’aile nord avait brûlé quelques mois auparavant, et Giovanni Trevano soupçonna que ce ne fut quelque tour qui fut à l’origine de l’accident. Forteresse de contrôle, Wawel avait cette vilaine balafre sur le visage, et c’était à l’Italien que de procéder aux embellissements d’usage.

Sur les cendres d'un dragon
Sur les cendres d'un dragon

Ses questions – car Giovanni Trevano était un homme curieux – restèrent sans réponse. Tant de fois il interrogea sur les causes du sinistre, et tant de fois on lui opposa un haussement d’épaule non dénué de cynisme. A la fin un ouvrier évoqua un dragon. Un dragon ? Oui, un dragon, comme celui qui vécut sous la colline il y a des siècles. L’autre partit en riant. Quant à Giovanni Trevano, jamais plus il ne s’aventura vers la Vistule sans quelque compagnon pour le protéger du monstre volant.

Sur les cendres d'un dragon
Sur les cendres d'un dragon

Se souvenant de son pays, il avait tracé de magnifiques croquis. Il voyait grand et antique pour cette citadelle, cœur d’un Etat aux si vastes limites. Une galerie haute puis des colonnes fines pour alléger l’ensemble recouvert de peintures allemandes. Le roi fut enthousiaste : on commença l’entreprise dès que l’Italien se fut assuré de sa possibilité : rien ne tarda alors pour, en quelques mois, être achevé.

Sur les cendres d'un dragon
Sur les cendres d'un dragon

Sans cesse, Giovanni Trevano allait et venait sur le chantier, jouant du pinceau puis de la voix, glissant puis tonnant soudainement. Les soldats n’osaient guère faire plus de bruit que les manœuvres, et l’on se crut parfois sur le chantier d’un palazzo entre les peintres et les orfèvres. Giovanni Trevano ne manquait pas non plus de se rendre à la cathédrale. Son dôme doré l’appelait souvent, et il s’y rendait tantôt pour confesse, tantôt pour recevoir du Seigneur son assentiment.

Sur les cendres d'un dragon
Sur les cendres d'un dragon

Giovanni Trevano fut heureux du résultat. L’aile nord était plus belle encore que le reste du corps. Toutefois, il le savait, là ne serait plus le roi ni le cœur du pouvoir, qui se déplaçaient au nord. Alors Giovanni Trevano resta. Habitué aux hommes et à la langue, il s’amusait maintenant de sa terreur du dragon dont il caressait les os quand il allait retrouver le silence de la nef, auprès des tombeaux. C’étaient ceux des rois d’ici, et peut-être songea-t-il au sien. Désormais, il serait Trevano le Polonais.

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26 avril 2015 7 26 /04 /avril /2015 18:00

Lors des soirs d’orage, on dirait une toile de peintre prête à être déchirée. L’œil critique dirait que les tons sont alors surchargés, qu’on n’y distingue aucune forme ni qu’on ne devine le dessein de l’artiste. L’œil romantique prétendrait y voir les caprices d’une nature toute-puissante, ou bien la révélation de quelque divinité oubliée, antédiluvienne et enragée.

Au centre de la toile, une ville. On n’en distingue que le corps, avec les toits qui se dressent comme des poils hérissés, avec en son centre une forteresse qui domine et rassure. Le ciel est un mélange de couleurs sombres avec, par touches fugaces, des éclairs de lumière qui font mieux briller les ténèbres. Mais c’est le noir qui domine, venu d’outre-tombe, venu d’outre l’imaginaire.

Les forts d'outre-Causse
Les forts d'outre-Causse

La toile happe qui la scrute, comme une ville longtemps désirée et désormais livrée. On se découvre dans une salle, dans une suite de salles, où tour à tour le même thème est déchiffré. C’est une recherche, une lutte longue contre des idées anciennes et fausses, un débat intérieur craché sur le lin frais, comme une insulte et une offrande à la fois. Chaque trait dévoile un tourment, chaque œuvre révèle de son maître la voie du soulagement.

Les forts d'outre-Causse
Les forts d'outre-Causse

Il est facile, alors, de plonger absolument dans les secrets des tracés et des couleurs. Les lignes et les reliefs, les contours et les effets dessinent des parcours cubiques, promettent des découvertes de trésors historiques. Tout à coup la cité semble se dresser face à nous, et sous l’outre noir jaillit le rouge des envies, les ocres de la terre et les sinoples de la vie.

Les forts d'outre-Causse
Les forts d'outre-Causse

Les doigts hésitent à s’approcher de ces crêtes obscures, sommets à jamais dégagés qui narguent ceux des Causses tout proches, et que l’hiver emprisonne parfois dans de longs sommeils. Ces accidents réveillent les souvenirs des pavés imparfaits, ceux des rues et ceux de la cathédrale où les piliers retiennent toutes les attentions. Les pieds se tordent, comme l’esprit se distord, devant les vitraux hurlants de vie, puisqu’il s’agit ici de son temple.

Les forts d'outre-Causse
Les forts d'outre-Causse

Par intermittence, de grands traits blancs brisent la horde de l’apparent néant. Les vitraux avaient les mêmes illuminations errantes. Du fond des âges on les voyait surgir. Les mots étaient les mêmes, mais les images différaient. Puis c’était la pénombre, les vieux termes architecturaux, la pierre qu’on n’ose toucher de peur de l’effriter. Et, de nouveau, le saisissement par les visages, par cette coruscation violente qui finissait de convaincre de l’existence d’une lumière autre.

Les forts d'outre-Causse
Les forts d'outre-Causse

Percevoir le noir, c’est voir ce qui l’entoure. Dans le Rodez contemporain, l’outre noir est enfermé en un lieu sûr et beau pour ne pas envahir la cité et l’assurer de son prestige si haut. Pourtant son ombre plane, malgré la lutte, rue à rue, qu’impose la chaleur des tons cinabrés. Alors, les soirs d’orage, le pays, et l’artiste, prennent leur revanche. Les nuages lourds désignent le vainqueur. Seul le soleil, le lendemain, ou l’autre semaine, fera basculer le combat de l’autre côté.

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18 avril 2015 6 18 /04 /avril /2015 18:00

Un homme est seul. Il a face à lui un océan de nuages. Rien n'en émerge, si ce n'est cette pointe bleutée, au loin. Le vent lui-même se fait doux. L'air invisible et la brume humide ont entamé une danse curieuse, n'osant se mêler tout à fait, et se séparant sitôt que l'un des éléments se montre par trop entreprenant. C'est le matin, ou bien le soir : la lumière s'estompe.

L'homme reste là debout, des heures ; ses deux pieds sont plantés dans le sol gras où l'herbe s'étouffe. Dominant cette mer comme un marin dompte l'océan, avec assurance jusqu'à ce que la houle lui rappelle à renforts de vagues géantes le danger guettant, il demeure silencieux, le regard alerte, tant cette vision le surprend.

La contemplation des nuages
La contemplation des nuages

De sa cape il tient refermés les bords de sa main gauche ; et de sa main droite il caresse le pommeau de sa canne. D'une poche intérieure, il sort un carnet noir qui, s'il était perdu, passerait pour une ombre entre les roches. Comme il en a l'habitude en pareilles circonstances, il commence de croquer ce que cet instant lui offre. Il y laisse seulement des arabesques incomplètes et des énigmes sinueuses. A l'horizon apparait le mont mythique, source de l'eau, origine du fleuve, pourvoyeur de l'océan.

La contemplation des nuages
La contemplation des nuages

Tout à coup il ressent quelque fatigue. Il plie, et s’écroule tout à fait. Il est assis maintenant. Son carnet a gardé de l’expérience des traces de boue que l’ongle de son pouce gratte avec insistance. Sa plume s’est abattue sur un granit millénaire ; elle y est restée, tout près. L’homme regarde, comme abasourdi par le silence, la masse déchirée qui demeure auprès du précipice. C’est un château, souvenir du passage des hommes en ce lieu si haut.

La contemplation des nuages
La contemplation des nuages

Alors il se relève, se rapproche, trace enfin quelques signes qui semblent être des lettres, lesquelles forment des mots puis des phrases et puis des vers, enfin. Ceux-ci forment bientôt un poème, et l’homme devient poète. Il y décrit ces murmures de pierre et cette forme imparfaite qui rappelle les âges mythiques. Bientôt il interrompt sa tâche : le château résiste bel et bien à ce siège lyrique. A l’horizon un éclair déchire le ciel.

La contemplation des nuages
La contemplation des nuages

Alors l’homme, redevenu homme, marche et dévale la pente dangereuse. Il trébuche et ne trébuche pas, il semble flotter comme la brume à son arrivée. Il veut prendre possession de ce lieu. La brume s’est dispersée, et lui laisse le loisir de contempler sa conquête. Il abandonne la première tour, séparée du corps, et se précipite dans celui-ci. Sur le chemin de ronde, les oiseaux s’effraient de ce visiteur impromptu. Là-bas, la pluie menace.

La contemplation des nuages
La contemplation des nuages

Dans les anciennes salles, son regard erre pour trouver une trace de ceux qui l’y ont précédé. Muet, il tient fébrilement sa canne, tâtonnant ce sol sûrement pavé autrefois, plongeant dans l’âtre il y a longtemps enflammé. La Rochebonne résiste à celui qui, par les mots, voulait la posséder. Dans d’ultimes tentatives, l’homme désespéré s’aventure de l’autre côté du meneau brisé avant de s’incliner enfin. Des gouttes commencent de mouiller sa cape.

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10 avril 2015 5 10 /04 /avril /2015 18:00

Je suis née à Sainte-Suzanne il y a quatre-vingt-dix-sept ans. Certains pourraient dire que déjà je vous mens, car je suis née dans la maison familiale, à quelques lieues de là. Mon père possédait sa ferme et quelques arpents qu’il cultivait seul. Aujourd'hui, des citadins ont fait de ces pierres tendres la quiétude de leurs dimanches.

De ma jeunesse, laborieuse quoique douce, je ne peux me souvenir que des jours des travaux aux champs, où, avec mes jeunes frères, nous faisions de notre bonne volonté l’outil de supplice de nos parents. Quant à l’école, car l’été finissait forcément, je n’en revois que nos sorties agrémentées de cris, lesquelles nous attirait les foudres et les mots du curé et de ses ouailles peinées.

Survivances de je
Survivances de je

Je me souviens qu’alors, nous allions jouer aux abords du château. Les garçons désespéraient alors de ne pas nous voir nous contenter de camper les dames éprises et serviles. Il leur fallait alors se mesurer à des chevaliers d’un nouveau genre que, par décence, galanterie ou couardise, ils n’osaient réellement bousculer. Nous en profitions alors pour les attaquer franchement avant que, d’une œillade malicieuse, nous ne désamorcions l’hostilité qui s’annonçait.

Survivances de je
Survivances de je

Ainsi jeunesse passa, cependant que j’obtins mon certificat d’études primaires qui consacrait l’application que j’avais mise à la maîtrise du papier et de la plume. Cependant je revins quelques années plus tard auprès du maître d’école qui ne me regarda plus sévèrement comme autrefois : j’exerçai alors les talents que savent reconnaître les papilles, ce que je fis ma vie durant.

Survivances de je
Survivances de je

Que ma vie fut semblable à celle de tant de gens, je ne le nie pas. Ayant pris mari, je devins bientôt mère et l’ombre du château que jadis je défiais recouvrit bientôt ceux que j’appelais mes bambins. Mon ouvrier voulut prendre quartier dans le bourg, ce qui me permet de flâner, lors de mes heures de liberté, retrouver la forteresse et le logis où toujours je me croyais chez moi.

Survivances de je
Survivances de je

Les enfants grandirent, partirent, revinrent quand leur père mourut. Je gardai notre petite maison à la vigne envahissante et aux pierres grises, à laquelle je fis repeindre les volets. Tous les matins, en allant m’occuper des fleurs, je demeurai sous la surveillance de la tour d’angle, telle une mystérieuse et muette protection que les lieux semblent parfois accorder.

Survivances de je
Survivances de je

Les rires des enfants, les mariages heureux, les satisfactions quotidiennes n’ont certes pas disparu de mon village. Mais derrière mes volets, j’ai vu les forces vives partir et s’exiler à l’ouest et à l’est. D’autres ont pris leur place, dont les enfants rient et imaginent toujours quelque chevalier héroïque errant dans les ruines. Lorsque je surprends leurs regards, ils s’arrêtent, surpris : car derrière ma peau ridée et mon sourire incomplet, peut-être me voient-ils comme eux, sans qu’un siècle presqu’entier ne sépare nos jeux.

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2 avril 2015 4 02 /04 /avril /2015 21:10

De blanches ombres galopent sur le rivage. Bientôt la cavalcade s’arrête, et les bottes plongent aussitôt à la rencontre du sable immergé. Une foule s’approche, les mains levées, vers ces seigneurs hennissant. Et les regards se croisent, la bête immaculée toisant et craignant cette horde géante, dont les yeux si nombreux brillent et dont les bouches babillent sans repos.

Sur la mer, le soleil se reflète sur les vaguelettes qui ondulent, et qui écument timidement. Les deux bleus, celui de l’onde et celui des cieux, se répondent mutuellement, chacun respectant de l’autre le territoire à la fois inaccessible et tant désiré. L’espace d’un instant, le sabot lourd tente de mêler, effort dérisoire, l’eau et l’air, le sel et la lumière.

Le règne de la dame en noir
Le règne de la dame en noir

Sur la plage, les cris ne cessent guère. On trépigne, on prie, on pense au pire en prévoyant la fin d’une telle attente. Au cœur des chants on ne la voit pas, cette belle dame au manteau d’azur, qui fend la foule en écoutant fredonner son nom. De toutes parts les bras se pressent et s’offrent en guise de trône. Elle, le regard fixe sur son teint d’ébène, n’a point d’égards pour ses adorateurs. Plutôt tomber de son piédestal que de se mêler à leurs pleurs.

Le règne de la dame en noir
Le règne de la dame en noir

La ville se fait monde à mesure que la foule grossit. De toutes parts les langues se mêlent, lingua franca du nécessaire, de la piété et de la fraternité. Les regards disent aussi beaucoup, et les mains et les bras également, quand les phrases se heurtent aux frontières de la compréhension. Les ah et les oh sont les rois des mots, surtout quand passe celle, qui, la main en l’air, bénit son troupeau.

Le règne de la dame en noir
Le règne de la dame en noir

Tandis que la statuette rentre en la cité parvient la clameur d’un souvenir sacré. Celui de femmes d’ailleurs, vagabondes aux refuges abondants comme les cœurs qui ont fait leur ces orientales croyances. Accueillies par la kali elles y moururent en paix sans savoir, probablement, que cela sacrerait cette terre pour tous ceux qui errent.

Le règne de la dame en noir
Le règne de la dame en noir

Depuis l’église fortifiée, les cloches sonnent. Elles couvrent alors le bruit des voix, et celui des instruments qui se confondent dans la liesse. Les portes restées ouvertes laissent échapper le sermon qui déambule, s’arrêtant à chaque oreille pour y demeurer longtemps. Dehors, déjà, le soleil offre en sacrifice ces adorateurs ambulants, prêts pourtant à repartir dès la fin du pèlerinage.

Le règne de la dame en noir
Le règne de la dame en noir

Le départ est un refrain annuel. Ses notes sont bien connues, et cependant il apporte toujours un peu de tristesse pour ceux qui restent. L’orbe chaleureuse elle-même se couche, penaude, sur les flots du soir, regrettant les couleurs zingaro. Les gardians récupèrent leurs taureaux tandis que sur la mer, les saintes Maries s’en partent quelques semaines de ce pied-à-terre. Ne restent que les murs blanchis par la chaux et le soleil, et des ruelles désertes où est abandonnée une guitare aux reflets vermeils.

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25 mars 2015 3 25 /03 /mars /2015 19:00

Finalement je ne suis pas parti. J’ai tenté, j’ai essayé, je me suis obligé à m’en détacher. Cela n’a pas suffi. J’ai pleuré, j’ai prié, j’ai même supplié ; qu’importent mes larmes, je dois rester ici. C’est en voulant joindre Saint-Jacques que je suis arrivé au Puy. Tout décidé que j’étais à franchir les Pyrénées, j’avais voulu me faire reconnaître comme le descendant de ces pèlerins par le gardien de la cité.

J'arrivai par le nord. Un instant je restai sur place, la ville s'offrant à moi en contrebas. C'était un tableau saisissant : l'été irradiait d'un azur absolu, et les forêts d'un vert sombre formaient autant de spectateurs attentifs de la ville, qui rougeoyait vivement. Tel le brasier dans un hiver pénible, je me sentis attirer par la chaleur des tuiles et entamai alors ma descente vers la ville.

La cité aimante
La cité aimante

Cherchant mon chemin, je trouvai bien vite les escaliers qui mènent au saint des saints. Je trouvai l'évêque, lui expliquai la raison de ma venue. Son accord obtenu, j'écoutai ses conseils et ses louanges sur cette place dont il connaissait tous les recoins. Je passai le reste de la journée à déambuler dans la cathédrale en y appréciant les sombres tons de lumière qui s’y jouaient.

La cité aimante
La cité aimante

Le lendemain, je fus dans le cloître, m’arrêtant à chaque colonne, et profitant de ce soleil qui demeurait. De là, je pus voir, en sa fière armure de fonte, la Vierge de sang, issue des outils de mort et pourtant image d’espoir et de vie. Je fus bientôt sous sa protection, tant son ombre était un asile, redoutant déjà de redescendre vers l’hôtellerie où je m’étais établi. Me décidant enfin à l’effort, je fus surpris de me perdre dans ces lacis pavés.

La cité aimante
La cité aimante

Ma dernière visite, avant mon départ, devait être pour l’aiguilhe. J’y parvins non sans effort ; j’y retrouvai un roman simple, et un endroit si réduit que je jugeais que, de fidèles, il ne pourrait en contenir plus de dix. Entre les courtes colonnes et les peintures séculaires, je demeurai telle une idole, immobile et indolente. Combien de temps dura cet instant ? Je ne sais guère. Quand je ressortis, le jour tombait : le soleil couchant diluait dans les nuages ses tons orangés.

La cité aimante
La cité aimante

Le jour que je devais partir, je me levai tôt et me lavai aussitôt. Le pied sûr, je me décidai de rejoindre le chemin de l’Espagne. Cependant les heures passèrent, et je ne parvins pas à sortir ; car quelque détail me détournait aussitôt de ma route, ou bien telle cour se découvrait derrière une porte qui jusque là avait été close. Devant les façades je me sentais comme dans un carnaval de géants, où les masques colorés se mélangent et créent chez qui les regardent l’interrogation de ce qui se cache en dedans.

La cité aimante
La cité aimante

Depuis des jours je tente et tente encore et revient chaque soir à ce lit que je ne cesse de maudire. Ainsi dans mes promenades, je lève souvent les yeux, tant pour me repérer que pour déceler quelque richesse inviolée. Je marche ainsi, telle une âme en peine comme en joie, exalté mais malheureux de chacune de mes trouvailles. Je ne sais si, de ce sort, je ne pourrai jamais me délivrer : car le Puy, en son Velay caché, a su capté mon âme et ne semble point disposé à me la restituer.

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17 mars 2015 2 17 /03 /mars /2015 19:00

Depuis de longues heures, c’était une clameur ininterrompue. Les hommes, pareils aux vagues sur le rivage, surgissaient à tout instant, l’arme à la main, la bouche hurlante, les yeux aussi apeurés qu’effrayants, sur les murailles défendues. On avait beau les repousser, en tuer dix et en blesser cent, il en revenait toujours, à la peau mate ou au cheveu roux, à la lance affutée et au sabre tranchant.

En ces moments, le temps s’écoule longuement. Les voix humaines se taisent et l’on ne distingue plus que les cris bestiaux. Sitôt que l’on envoie un héraut, sa mission dure bien trop, et le message attendu ne parvient que tardivement. Si l’on pense un site bien défendu, alors un autre se découvre, et il faut depuis l’un courir vers l’autre dispenser les ordres et les secours.

La chute de l'aulne
La chute de l'aulne

En cet an de grâce 1596, nul n’accorde sa pitié. C’est qu’il faut défendre l’ouest contre le Turc tout-puissant. Il a déjà pris la plaine, et regarde vers le Ponant. Alors, à renfort de prières et d’une violence obscène, on s’en vient d’Autriche pour l’arrêter. Eger lève la tête, par défi et par fierté ; mais c’est devant le sultan que tour à tour on s’agenouille pour capituler.

La chute de l'aulne
La chute de l'aulne

Tous les sangs de tous les hommes ne suffisent pas à dégoûter l’adversaire. Bientôt ils sont dans la cité, ces hommes au turban célères. Ils font irruption dans les maisons, à la recherche de vivres et de distractions. Mais l’on se bat encore sur les murs de la citadelle tandis que depuis les tours s’échappent des flammes épouvantablement belles.

La chute de l'aulne
La chute de l'aulne

Les quelques Hongrois résistant ne manquent pas de courage. Un brave qui tombe, c’est cinq autres qui poussent l’Ottoman dans la tombe. Cependant ces efforts ne suffisent pas. Dans un quartier, déjà, un minaret s’élève. La voix du muezzin couvre désormais le son des cloches, au grand dam des frères chassés de leurs sacrés porches. Mehmed est pourtant magnanime : il laissera à ses nouveaux sujets le loisir de croire en la parole faussée.

La chute de l'aulne
La chute de l'aulne

Vaincue, la ville se rappelle douloureusement de 1552. On avait alors su repousser l’assaut de quatre-vingt mille d’entre eux. Toutefois, la guerre terminée n’équivaut pas au pillage ordonné. Mieux, celui qui hier tranchait tel un tueur furieux se fait aujourd’hui bâtisseur d’un empire harmonieux. Le Levant est plus proche maintenant. Constantinople vaut bien Vienne, le sultan et son harem ne sont pas moins que l’empereur et la reine.

La chute de l'aulne
La chute de l'aulne

Quelques années ont passé, et la vie continue. Les bains sont devenus habitude, et sous une forme ou une autre c’est bien un maître que l’on porte aux nues. Il y a bien une sorcière qui a prédit du sultan la fin ; alors, s’écrit-elle, on rebâtira sur le modèle romain. Nul n’est pourtant pressé de retrouver la guerre. Même si l’on sait bien que les rois auront toujours quelque raison pour la faire.

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9 mars 2015 1 09 /03 /mars /2015 19:00

Partout, des vitrines. Elles brillent particulièrement, et par tous les temps. C’est à la tombée du soir, ou même quand la bruine s’invite, qu’elles semblent d’autant plus attirer les regards. A l’intérieur, sous le feu des spots, chaque objet exposé parait plus beau qu’il ne l’est en réalité. Et sur cette rue s’ajoutent à cet éclat irréel des chiffres par ribambelles.

Sous ses faux airs de quadrilatère, l’artère résonne de sonorités italiennes. Le regard scrutateur de gorilles méfiants incite à la prudence quand la tête, curieuse, approche les décos spacieuses. Tout est fait sur-mesure. Tout est impeccable et appliqué. Il ne manque parfois, faut-il le dire, qu’un peu de gaieté.

Boulevard de la lumière
Boulevard de la lumière

Néanmoins une diversité se ressent. A l’écoute d’abord, avec les accents. Bordée d’ambassades, la rue se colore de drapeaux estranges, de points et de rayures, de blancs, de rouges et d’ors sur les bordures. Les entrées sont bien gardées ; à peine ouvertes, les hautes portes laissent entrevoir des cours agréablement agrémentées ; tout disparaît quand les vitres teintées s’engouffrent dans ces secrets palais.

Boulevard de la lumière
Boulevard de la lumière

C’est un spectacle discret que ce faubourg Saint-Honoré. Bien lancées par le palais présidentiel de l’Elysée, les façades rivalisent alors pour en être dignes. Des lions aux balcons, quelques courbes virtuoses sur les fers forgés, des génies barbus qui semblent, par leurs mines réjouies, ne pas sentir tout le poids de ces vies là-haut abritées.

Boulevard de la lumière
Boulevard de la lumière

L’imaginaire parisien est entier en ces artères où la patte du préfet a comme laissé ses marques. Le baron, en ces boulevards, a habilement marié les teintes doucement minérales et l’apparence de force faussement bonace. Quelques temples antiques, élégamment mis en évidence, escortées par de vertes essences : Haussmann, bâtisseur esthétique.

Boulevard de la lumière
Boulevard de la lumière

Ces artères du luxe convergent vers un même cœur éclatant. Entièrement conquise par les désirs du sublime, la place érige sa colonne en repère maxime. Vendôme : le nom évoque sûrement l’écrin de l’excellence et l’opulence à peine feinte. Les sceaux y sont gardés, ainsi que l’esprit d’un classicisme en tout point français.

Boulevard de la lumière
Boulevard de la lumière

La régularité et l’harmonie s’y sont donné rendez-vous. Le jeu des éléments use d’un vocabulaire varié, et il n’est aucun détail qui n’échappât au souci du maître ouvrier. Ainsi de bout en bout, les lumières ont guidé chaque pas. Lumière intérieure, émanant des propositions commerçantes, et lumière extérieure jaillissant des vocations esthétisantes.

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