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4 août 2018 6 04 /08 /août /2018 18:00

Comme tous les matins, le soleil se levait à l’est. L’ouest, lui, demeurait obscur : comme un souvenir caché très loin au fond de la mémoire. Accoudé au rebord de sa fenêtre, Yves regardait le jour paresseux se lever après les hommes. Il restait là de longues minutes, le visage immobile, les yeux grands ouverts et, à la bouche, une cigarette qu’il avait roulée la veille et qui se consumait lentement, sans que le tabac n’emplisse ses poumons. Le soleil en majesté apparaissait.

 

Yves se réveilla de sa torpeur. Derrière lui, sa jeune épouse, Katell, sortait du lit en furie. C’était sa manière à elle de glaner quelques minutes supplémentaires de repos. Arrivée à la dernière extrémité, lorsque le réveil passait de possibilité à nécessité, elle jetait les couvertures et, d’un bond, commençait à tout ranger et à tout préparer. Yves, sans se presser, revint vers le lit, le contourna et saisit son épouse par la taille. La journée ne pouvait vraiment pas commencer sans un baiser.

Un dimanche chez les ploucs
Un dimanche chez les ploucs

Comme de nombreux Bretons de Paris, ils habitaient près de la gare dont ils étaient sortis. Montparnasse réunissait alors tant les artistes que les ploucs, ces hommes et ces femmes qui ne savaient dire que « plou » quand on leur demandait le nom de leur village. Yves et Katell habitaient un minuscule deux-pièces au dernier étage d’un joli immeuble du passage des Thermopyles. Ils s’étaient mariés chez eux, dans un village de granit dominé par son église sculptée et sur lequel flottait l’ombre de l'Ankou.

Un dimanche chez les ploucs

Ils se préparèrent à sortir. Le dimanche, il ne fallait pas arriver en retard à la messe. Notre Dame du Travail avait déjà puni ceux qui s’en moquaient ; Katell connaissait des exemples. Yves, quant à lui, ne croyait pas à ces vengeances divines. Oui, l’Erwan avait préféré aller au troquet plutôt que d’écouter le sermon du curé. Oui, l’Erwan était tombé le mardi suivant du toit sur lequel il travaillait. Mais, lorsque l’on était couvreur, c’était un risque et, que l’on choisisse la bière ou les prières, la probabilité qu’il se réalise était assez forte.

Un dimanche chez les ploucs
Un dimanche chez les ploucs

Yves savait que Katell ne permettrait jamais qu’il évite la messe. Qui plus est, ce rendez-vous hebdomadaire leur permettait d’étrenner leurs beaux habits. Bien mis, ils l’étaient, l’un et l’autre, des jeunes gens absolument charmants. Cela permettait aussi de ne pas se sentir tout le temps subordonnés. Dans les rangs de l’édifice sacré, chacun était vu par le Père comme l’un de Ses enfants. Yves travaillait dans les brasseries où il servait les clients du matin jusqu’au soir. Katell avait été engagée comme bonne à tout faire dans les beaux quartiers de l’autre côté de la Seine.

Un dimanche chez les ploucs
Un dimanche chez les ploucs

Habillés et pomponnés, ils sortirent en se tenant le bras. Pour sûr, le travail ne manquait pas pour les jeunes gens qui en voulaient. Les semaines étaient difficiles, et longues. On appréciait d’autant plus le repos dominical. Après la messe, on irait dans un parc avec quelques amis et, si le temps gardait sa clémence, on passerait là le reste de l’après-midi. Puis, chacun rentrerait chez soi : le plus souvent à Meudon, à Poissy ou à Saint-Denis. Yves et Katell s’estimaient chanceux de pouvoir vivre à Paris.

Un dimanche chez les ploucs
Un dimanche chez les ploucs

Ils arrivèrent à l’église, ni en retard, ni trop en avance. L’édifice tout entier glorifiait et le nom divin, et les forces du travail. Les murs résonnaient de mots qu’on n’entendait que là-bas, dans leur lointaine péninsule. C’étaient les mots de l’enfance, les mots rassurants. Mais, dans ce breton importé s’immisçaient déjà quelques mots de français. Les petites mains de Paris étaient là, ouvriers de toutes conditions, artisans de tous talents. Les provinces françaises étaient réunies. L’office commençait mais Yves et Katell songeaient déjà à leur après-midi.

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29 juillet 2018 7 29 /07 /juillet /2018 18:00

Ce n’était pas le jour et ce n’était plus la nuit. Les mornes s’éveillaient dans la torpeur de l’aube. De leurs masses encore sombres jaillissaient les premiers cris de la nature : oiseaux, insectes et mammifères revenaient à la vie. Adossé à un arbre, les yeux encore clos mais les sens aux aguets, le jeune Mandingue essayait de se reposer. Mais la douleur, et surtout la peur, l’empêchaient de s’abandonner tout à fait.

Un cri le fit bondir. Les membres paralysés, ankylosés de fatigue, il ne put faire un pas. Fort heureusement pour lui, ce n’était qu’un perroquet, lequel déployait ses ailes colorées et s’en allait examiner les premières lueurs du ciel. Le jeune Mandingue jeta un œil sur son épaule. Les vers avaient commencé à nettoyer sa plaie dès la veille au soir. La blessure était superficielle. Le contremaître avait mal visé. Il n’avait pu éviter que le jeune Mandingue fuît.

Point de fuite
Point de fuite

Un instant, il songea à ses parents. Eux étaient nés de l’autre côté de l’océan. Vendus comme des marchandises, ils avaient traversés la mer à fond de cale dans le sel, la sueur et le sang. Vendus à nouveau sur un marché, comme on vend les bestiaux, ils avaient rejoint une plantation. Ils s’y étaient rencontrés et, malgré l’horreur de leur situation, ils s’étaient aimés. C’est le maître qui avait donné son prénom au jeune Mandingue : Paul. C’est ce prénom que le jeune Mandingue ne voulait plus prononcer. Sa liberté commençait par là.

Point de fuite
Point de fuite

Il fallait au jeune Mandingue se remettre en route. A n’en pas douter, son maître engagerait des chasseurs dans la journée afin qu’ils le traquent et, dans le meilleur des cas, qu’ils le ramènent. En tant que bête, il avait été vendu ; en tant que bête, il serait chassé. Il y a quelques mois, un vieil esclave de la plantation avait décidé de tenter sa chance dans les montagnes de la Martinique. Quelques jours plus tard, les chasseurs étaient revenus. L’homme avait fait une mauvaise chute et il en était mort. Pour preuve, on avait rapporté de lui une main et une oreille.

Point de fuite
Point de fuite

S’il était pris, le jeune Mandingue préférait encore la mort à la vie. Le maître enrageait qu’on remette en question son statut et ses propriétés. A ceux qui lui étaient remis, il infligeait le traitement suivant : entouré de l’ensemble des esclaves de la plantation, solidement attaché à un poteau de bois, le visage collé à celui-ci, le Marron avait les tendons coupés. Il était encore battu des pieds à la tête et laissé là, pareil à un chien errant qui agonise, haletant et pleurant, attendant que le maître autorise qu’on lui porte secours. La terreur d’être pris était grande pour le jeune Mandingue. Mais le goût de la liberté était plus fort.

Point de fuite
Point de fuite

A mesure qu’il marchait dans les montagnes de cette île, le jeune Mandingue s’étonnait de la vie qui s’y déployait. Aucun de ces animaux ne soupçonnait les traitements maléfiques que des hommes faisaient subir à leurs semblables. Le jeune homme marcha tout le jour, se reposa une partie de la nuit, et reprit sa marche le jour suivant. Il savait qu’en d’autres îles, qu’en d’autres pays, des nations entières de Marrons avaient vu le jour. Il se demandait si une telle république existait ici. Tout à ses réflexions, il crut voir, au milieu des arbres, blotties entre les lianes, de branlantes cabanes.

Point de fuite
Point de fuite

Quatre hommes, quatre femmes et deux enfants vivaient là. Ils ne furent pas effrayés de voir le jeune Mandingue mais, plutôt, ils lui proposèrent de l’eau et de partager les quelques vivres dont ils disposaient. Ils s’enquirent de l’endroit dont il venait, s’inquiétèrent de la plaie qu’il présentait à l’épaule mais, jamais, ils ne lui demandèrent son nom. Les hommes libres peuvent bien prendre le temps de s’en choisir un, lui dirent-ils. Et, tandis qu’ils retournaient à leurs pauvres labours, tandis qu’ils lui laissaient la jouissance de leurs maigres biens, il s’allongea et s’endormit. Il ne rêva pas de liberté : il venait de l’arracher.

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23 juillet 2018 1 23 /07 /juillet /2018 18:00

Depuis trois jours, le capitaine de vaisseau Werner Heinrich frappait à toutes les portes. Il avait même été admis dans le salon du capitaine du port, où il avait plaidé sa cause. Hélas, ses entreprises n’avaient pas connu le succès et, dès lors, le capitaine de vaisseau Werner Heinrich était condamné. Tout l’hiver, ils auraient à rester ici, lui et son équipage, à Copenhague, et même plus précisément à Christianhavn où, lui avait dit le capitaine du port, nombre de leurs compatriotes vivaient alors.

C’est à Riga que Werner Heinrich et son équipage avaient pris du retard. A la suite d’un coup de vent dont la violence ne connaissait pas d’égale dans la mémoire des locaux, la mature avait cédé. Par chance, on avait pu réparer rapidement mais le travail, cependant, avait pris du temps. Et les semaines perdues ne furent jamais rattrapées. Ils avaient donc fait escale dans le détroit du Sund, pensant repartir pour Londres aussitôt que les vivres empliraient leurs cales de nouveau. L’hiver était alors arrivé.

L’hiver au détroit
L’hiver au détroit

Très vite, Werner Heinrich décida de vendre l’ensemble de sa cargaison. Cela lui évitait de la perdre tout à fait, en raison de l’humidité que les mois froids apportent et, surtout, celui lui offrait le moyen de payer ses hommes. En effet, ces derniers, tant qu’ils n’étaient pas retournés dans leurs foyers, étaient supposés liés par contrat au capitaine de navire. Le chanvre de Livonie, le bois de Courlande et l’ambre de la Baltique trouvèrent donc rapidement preneurs.

L’hiver au détroit
L’hiver au détroit

La période était difficile pour les matelots. Après le printemps et l’été, ils devaient passer une nouvelle saison loin de chez eux. Avec un peu de chance, se disaient-ils, ils renteraient en mars. Ils devraient alors aussitôt se préparer à repartir. Quelques-uns allèrent noyer leurs mélancolies dans les maisons copenhaguoises, où d’immenses Danois jugeaient d’un bon œil les espèces sonnantes quand leurs mains s’apprêtaient à frapper ces Allemands si, d’aventure, ils faisaient quelque farce méchante.

L’hiver au détroit
L’hiver au détroit

Le capitaine du port n’avait pas menti. A Christianhavn, l’équipage du bateau retrouva de nombreux Allemands, comme eux, immigrés aussi, constituant, dans une lointaine patrie, une petite communauté que rassemblait la nostalgie du pays. Si les Allemands de Christianhavn étaient surtout de Westphalie, Werner Heinrich et ses hommes venaient, eux, de Silésie. Émigrés à Londres en qualité d’artisans verriers, ils étaient quelques-uns, comme lui et ses compagnons, à avoir tourné le dos à la chaleur de la silice et à lui avoir préféré la rigueur des vents nordiques.

L’hiver au détroit
L’hiver au détroit

Les jours passèrent lentement dans le quartier jadis construit par et pour les Hollandais. Au début, Werner Heinrich avait cru les Allemands isolés dans ce port frémissant. En réalité, les contacts étaient nombreux avec ceux qui peuplaient la cité : Danois, bien-sûr, mais aussi Hollandais, Anglais, Suédois, Français, et même Russes. Werner Heinrich retrouvait là l’ambiance qu’il connaissait, à Londres et qu’il avait connue aussi dans d’autres ports : Bordeaux, Amsterdam, Hambourg. Grâce aux rudiments d’anglais qu’il avait appris, il se rapprocha de ceux qu’il croisait, se remémorant par-là les atmosphères londoniennes où sa femme et ses trois enfants vivotaient.

L’hiver au détroit
L’hiver au détroit

Décembre puis janvier passèrent. Février fut terrible, car les glaces prirent le port, comme les Suédois l’avaient fait quelques années auparavant. Le jeune Thorsten annonça aussi à Werner Heinrich qu’il ne repartirait pas avec lui. Il avait rencontré une jeune Danoise et les parents de celle-ci lui avaient fait une place dans leur épicerie. Mars vint et la glace commença de fondre. On chargea les cales de toutes sortes de marchandises et on se tint prêt. Werner Heinrich n’aspirait plus qu’à quitter le détroit.

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17 juillet 2018 2 17 /07 /juillet /2018 18:00

Un nouveau convoi partit. Le claquement des sabots sur le chemin de terre s’accéléra soudain. Lentement, entre deux étendues de champs moissonnés quelques mois plus tôt, le chariot disparaissait dans l’horizon. Bientôt ne parvint plus que le tempo caractéristique du trot et les chevaux ne furent plus qu’un point noir qui s’amenuisait dans l’air de cet octobre nouveau. Les huîtres, captives dans leurs bourriches, s’en allaient voir le grand et merveilleux château.

 

Le maître des lieux le savait : dans quelques heures, la reine en personne goûterait ces mets exquis. Il en était d’autant plus persuadé qu’il était capable, comme probablement personne en son temps, de prévoir avec exactitude l’arrivée de ses envoyés. Monsieur de Belvert fondait là l’un des piliers de son succès : il était un homme sur lequel la cour pouvait compter. Invariablement, il faisait livrer à Versailles ses hôtesses les plus délicieuses, ainsi que cela était invariablement convenu avec le maître-queux.

Attendues au palais
Attendues au palais

A pas pressés, monsieur de Belvert revint vers la mer. A flanc de roche, il avait fait percer des bassins pour accueillir des huîtres. Naturellement, elles ne naissaient pas là. On voyait donc venir, trois à quatre fois par an, des vaisseaux cancalais aux cales remplis de coquilles à élever. Aux eaux de mers s’ajoutaient celles des rivières secrètes dont les parcours s’établissaient sous les roches calcaires. Ce régime donnait aux huîtres un goût rare et, par là-même, recherché.

Attendues au palais
Attendues au palais

Fort de sa clientèle estimée, monsieur de Belvert semblait à la fois un homme occupé et une riche personnalité. Toutefois, le commerce qui était le sien subissait parfois les caprices de la nature. Une seule fois, il perdit l’ensemble de sa production, à la suite d’un coup de vent qui avait déraciné d’Etretat toutes ses toitures. Mais, en commerçant avisé, il sut tirer parti de ce coup du sort : faisant grimper les enchères, il vendit les survivantes à un prix qui lui assura ses affaires.

Attendues au palais
Attendues au palais

Loin de ces pensées que le soir et la nuit lui apportaient chaque fois, le maître des lieux était tout entier occupé à son prochain convoi. Il fallait absolument que celui-ci parte le lendemain. Le roi horloger donnait un souper, et l’on avait promis aux hôtes rien moins que la mer dans un écrin de nacre. Or, tous les chariots étaient déjà partis et l’on en attendait trois qui devaient arriver au soleil couchant. Mais, monsieur de Belvert le savait, la route est parfois capricieuse : et alors il s’inquiétait de ne pouvoir honorer la cour de ses bienfaits iodés.

 

Attendues au palais
Attendues au palais

Dans les quinze bassins, cependant, tout le monde s’activait. La fourmilière était disciplinée et nul ne désirait s’attirer les foudres d’un homme qui fulminait bien mieux lorsqu’il se sentait en danger. Une à une, les huîtres étaient tirées des eaux et, une à une, on les rangeait soigneusement dans des casiers que l’on avait garnis, au préalable, de paille pour le confort et de glace pour la fraîcheur. L’après-midi vint à finir, la nuit vint à tomber. A l’horizon, aucun bruit ne se faisait entendre.

 

Attendues au palais
Attendues au palais

Monsieur de Belvert ne dormit pas. Au milieu de la nuit noire, un hennissement de fatigue le tira de sa stupeur. Les chariots étaient enfin arrivés. Au moyen d’un raffut terrible, le maître réveilla ses employés. Son activité n’avait d’égale que sa bonne humeur retrouvée, et il pressait de toutes parts ses bons et ses mignons de bien vouloir se dépêcher. Durant ce temps, on trouva des chevaux frais et on les soigna pour qu’ils missent du cœur et de l’énergie à relier rapidement Etretat à Paris. A l’aube, tandis que ses employés repartaient, les uns au lit, les autres à leurs corvées, monsieur de Belvert vit partir, entre deux étendues de champs moissonnés quelques mois plus tôt, ses protégées qui faisaient désormais sa renommée.

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11 juillet 2018 3 11 /07 /juillet /2018 18:00

La torche s’alluma instantanément. Un à un, ces petits brasiers portatifs s’illuminèrent et constituèrent bientôt, dans la cité de Joigny, une sorte de dragon fantastique. C’est d’ailleurs le souvenir qui devait rester aux enfants de la région lorsque leurs parents auraient à évoquer cet épisode. Une centaine d’hommes, qu’accompagnaient encore quelques femmes et de jeunes gens, à mi-chemin entre l’enfance et l’âge mûr, s’apprêtaient pour une opération risquée.

 

La procession rappelait les grandes messes qu’on donnait parfois, aux dates fatidiques, pour célébrer tel saint ou tel événement biblique. Cela étant, ce défilé n’avait rien de pacifique. Plusieurs cris se faisaient déjà entendre qui désignaient tant la direction de ce nocturne cortège que l’ennemi auquel on comptait s’opposer. Trois meneurs s’étaient portés à la tête de la troupe. Il y avait, parmi eux, le frère et le cousin de l’emprisonné.

La nuit du dragon
La nuit du dragon

Le raffut causé était si fort que nombre d’habitants sortaient de leurs masures, l’esprit pas tout à fait ensommeillé et, pourtant, la mine si surprise que l’on aurait pu croire que c’était un vrai dragon qui passait là, devant eux. Certains de ces habitants, écoutant ce que la foule vindicative réclamait, se joignait à elle, grossissant encore le corps de cet animal collectif et terrifiant. Celui-ci parvint bientôt au château où, depuis longtemps, on se préparait à affronter la bête.

 

La nuit du dragon
La nuit du dragon

La garde vint à leur rencontre. Mais, dans la foule, une mère y reconnut son fils. Elle demanda le libre passage, assura qu’aucun mal ne serait fait au seigneur. Peut-être convaincue par la sincérité de cette femme, peut-être effrayée par le nombre et les armes que cette procession présentait, la garde s’écarta. Sans coups et sans cris, le château avait été pris. Guy de la Trémoille, le seigneur, avait assisté à la scène depuis son logis. Il était blanc de peur et de colère.

La nuit du dragon
La nuit du dragon

Redoutant que, partout dans le pays, on ne chante sa couardise, il descendit. Le principal meneur, qui était vigneron, vint se planter devant lui. Les deux hommes se toisèrent, comme si la société n’eut placé entre eux aucune barrière. Quand le seigneur lui eut demandé ce qui lui valait cette démonstration, le meneur explosa. Il exigeait la libération du messager, son frère, que les habitants avaient mandaté. Ce faisant, il agitait devant le visage de son interlocuteur son maillet, outil indispensable à sa profession, qui devait connaître ce jour une toute autre utilisation.

La nuit du dragon
La nuit du dragon

Le seigneur opposa un refus net. Ce messager portait les félicitations de Joigny au mariage du roi anglais. Henri était son ennemi. Il eut mieux valu envoyer un messager si l’Anglais avait eu la bonne idée de trépasser. La foule maugréait, elle insistait, stupéfaite de voir la résistance d’un seul face au multiple. Le meneur perdait patience. Il trépignait maintenant, hurlant à la face du seigneur, cependant que ce dernier demeurait stoïque. Ce fut un jeune garçon, connu pour sa fougue, qui s’extirpa du groupe. Il se porta devant le seigneur et, d’un coup de maillet, l’abattit.

La nuit du dragon
La nuit du dragon

Ce fut comme un signal. Les plus ardents se précipitèrent sur le corps blessé et, chacun avec son maillet, ils portèrent à leur seigneur les plus rudes assauts. Le corps devint dépouille, la dépouille devint amas de chairs disloquées, écrasées, mutilées. Pendant ce temps, les moins sauvages étaient allés délivrer le messager. La garde accourut mais, à la vue du spectacle, renonça aussitôt. Seuls trois ou quatre fidèles du seigneur prièrent les meurtriers d’arrêter. Par miracle, ils furent écoutés. A sa sortie du château, le dragon n’avait rien plus rien de flamboyant. Plutôt, il dégoulinait de sang.

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5 juillet 2018 4 05 /07 /juillet /2018 18:00

Hormis le prêtre, deux nourrices seulement étaient présentes. On ne se déplaçait pas pour cela. De plus, l’heure était tardive et la lune était absente. L’âme avait certes été rappelée trop tôt mais le corps, lui, n’était même pas complètement formé. Ce qui gisait là, sous le linceul, tenait à vrai dire autant de l’homme que de la bête. Etait-il alors possible que, tandis que son ventre s’arrondissait, la femme abrite en elle pareille insulte à la beauté ?

Le prêtre officiait avec dévotion. Il recommandait au Seigneur de garder auprès de Lui cet être qui aurait pu devenir un homme. Un homme qui L’aurait prié et aurait combattu pour Lui. S’il rappelait à Lui un homme en devenir, peut-être cela signifiait-il que les Avars et les Saxons seraient bientôt vaincus. Mais Ses voies étaient impénétrables et le prêtre s’y soumettait.

Les pleurs inutiles
Les pleurs inutiles

Les nourrices étaient tristes mais non éplorées. Ce petit, elles ne l’avaient pas tenu dans leurs bras. Elles baissaient cependant la tête et priaient pour l’âme, si tant est qu’il en eut une, de ce fils mort-né de l’empereur. Ce dernier ne lui avait pas donné de nom. L’une des nourrices pensa : même les bêtes ont un nom. Seules les choses sans importance n’ont pas de nom. C’est pour cela que je suis ici. Les choses sans importance sont gardées par les personnes sans importance.

Les pleurs inutiles
Les pleurs inutiles

Dans l’une des alcôves sombres, cependant, quelqu’un pleurait en silence. Un homme demeurait dans l’ombre, vêtu humblement, scrutant avec attention l’homme de foi qui psalmodiait, priant avec ferveur pour élever le petit. Ses yeux ne pleuraient pas, non. C’était son cœur qui pleurait. Son cœur d’homme et son cœur de père. Son épouse avait accouché d’un être déjà mort. Elle avait souffert pourtant. Son corps avait saigné et sa peau avait blanchi. Elle avait hurlé et il était mort.

 

Les pleurs inutiles
Les pleurs inutiles

Dans son palais de Metz, dans sa résidence impériale, il avait entendu des cris. C’étaient ceux de son épouse. Dans ce palais où l’on venait, respectueusement, le quérir, il avait été mis à la porte de sa chambre. Ici commençait le royaume des femmes. Un royaume qu’il n’avait point conquis et auquel il serait étranger à jamais. Lui, le seigneur de tous hommes et de toutes choses sur la plus vaste partie du monde, avait été rejeté. L’état de gésine refusait les inutiles.

Les pleurs inutiles
Les pleurs inutiles

Lorsque les hurlements de sa femme avaient cessé, ceux de son petit ne les avaient pas suivis. Il s’en était immédiatement inquiété. Les visages fermés qu’il avait croisés l’avaient renseigné. En un instant, son cœur s’était étreint d’une façon si vive qu’il en conçut une violente douleur. La dignité qu’il revêtait l’empêchait de se montrer plus homme qu’empereur. Sans rien dire, il se retira. Le royaume des femmes lui restait fermé. La mort, désormais, pesait dessus.

Les pleurs inutiles
Les pleurs inutiles

Plus tard, au souper, il avait regardé ses convives festoyer. Ses yeux les voyaient, mais son cœur regardait ailleurs. En son for intérieur, un grand vide s’était formé de l’absence d’un être qui n’avait pas existé. Lorsque le prêtre termina sa litanie, que les deux nourrices se furent retirées, que le petit corps fut emporté, il demeura un moment seul, protégé par la pénombre. Il était l’enfant que ses parents abandonnaient. Il était le père qui inhumait son enfant.

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29 juin 2018 5 29 /06 /juin /2018 18:00

Il pend depuis deux jours. Balancé par la brise fraîche et légère, le gibet grince méchamment pour qu’on ne l’oublie pas. Le chêne auquel appartient la branche sur laquelle est accrochée la cage de fer est magnifique. Dans le printemps naissant, de petites feuilles vertes, et de nombreux bourgeons annoncent l’éclosion de centaines d’autres bouquets de verdures. L’arbre est planté depuis plusieurs centaines d’années ; dans sa vie minérale, il a souvent vu des atrocités.

A l’intérieur du gibet, un corps gît. Assis par les lois de l’attraction, il se tord en genoux cagneux et coudes déboîtés. Le visage de l’homme grimace pour l’éternité. La douleur, la terreur, la surprise de la mort qui l’a étreint sont de probables explications à cette expression terrifiante. Sa tunique est ensanglantée, d’un sang maintenant sec et terriblement sombre. On retrouve le liquide brunâtre sur le visage et le cou du malheureux, tailladés largement, généreusement pourrait-on dire. Ses assassins ne l’ont pas épargné.

A coup d’arquebuse, peine de gibet
A coup d’arquebuse, peine de gibet

Deux jours avant ce spectacle funeste, le corps avait encore un nom. La particule qu’il contient place l’homme dans la caste aristocratique. Dans son château, sa troupe l’entoure. Ce sont des guerriers valeureux et fidèles qui craignent le déshonneur plus que la mort, et redoutent de déplaire à Dieu. Leur seigneur est chef de guerre. Tout à coup, les sentinelles s’agitent. On vient : une autre troupe : nombreuse, bien armée. A sa tête, un homme jeune dont le visage rappelle celui d’un ennemi, vaincu il y a peu. La vengeance du fils commence par un siège. Devant l’une des portes, la lutte est féroce. Les assaillants forcent le passage, déciment les défenseurs. Le seigneur est bientôt seul, ou presque, face à la horde déchaînée.

A coup d’arquebuse, peine de gibet
A coup d’arquebuse, peine de gibet

Les deux seigneurs se font face. L’un est du camp du roi, l’autre de celui de la Ligue. Celui du roi tient sa vengeance. L’autre est impuissant mais, par orgueil, il refuse d’implorer. Il espère qu’aux cieux, on le reconnaîtra. Celui du roi porte un coup ; sa lame s’enfonce dans le ventre du ligueur, sans rencontrer de résistances. Les deux visages se tordent : l'un d’une indicible douleur, l’autre d’une furieuse jouissance. D’autres coups sont bientôt portés. Le corps du ligueur est mutilé, découpé, tailladé, brisé. On s’acharne. Quand c’est fini, celui du roi ordonne qu’on porte la dépouille au gibet.

 

A coup d’arquebuse, peine de gibet
A coup d’arquebuse, peine de gibet

Trois jours avant ce combat au château de Maslaurent, l’abbaye de Moutier-d'Ahun est en proie à d’autres fureurs humaines. Le représentant du roi a un autre visage. On croirait le même que précédemment, mais celui-là est parcouru de rides. Ce visage respire la santé de ceux qui mangent bien mais les yeux disent les souffrances dont ils ont été les témoins. La bouche hurle des commandements, car le cerveau, habitué à ces situations, analyse vite et prend rapidement les décisions. Les ligueurs se sont enfermés dans l’abbaye. Ils ont traversé le pont en courant.

A coup d’arquebuse, peine de gibet
A coup d’arquebuse, peine de gibet

On apporte un bélier, coupé à la va-vite sur le bord de la rivière. Patiemment, on enfonce les portes. Nul doute que, derrière elles, les ligueurs ont l’épée à la main, prêts à trancher les mains qui voudront s’emparer d’eux. Lorsque le bois craque et que l’abbaye s’ouvre enfin, des hurlements jaillissent des deux côtés. Les moines sont terrés dans leurs cellules. Seul le père abbé et quelques autres autour de lui se sont pressés près de la porterie. Les âmes doivent être absoutes avant de se présenter.

A coup d’arquebuse, peine de gibet
A coup d’arquebuse, peine de gibet

Le vieux capitaine du roi se démène dans la mêlée. Tantôt il donne des directives, tantôt il maudit ceux qui essaient de le tuer. C’est un farouche gaillard, habile et agile malgré sa corpulence et son âge, dont les yeux furètent partout pour prévenir du danger. Repoussant l’assaut d’un ligueur, il ne voit pas un homme qui s’est glissé derrière lui. On lui assène un coup d’arquebuse. Le manche de bois brise le crâne d’os. Le capitaine tombe, raide mort. Le père abbé accourt, constate que l’homme a été rappelé. Il fait le signe de croix. Autour de lui, la bataille se termine. La paix est revenue. Puisse-t-elle durer toujours.

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23 juin 2018 6 23 /06 /juin /2018 18:00

Le lieutenant-colonel Müller regarde devant lui. Le corps immobile, il fixe la porte de bois sombre qui doit s'ouvrir d'un instant à l'autre. Autour de lui, aucun des officiers présents ne souffle mot. L'atmosphère est fraîche, à cause de cette matinée de novembre, à cause aussi de ce qui va être dit dans quelques minutes. Le lieutenant-colonel sourit : aujourd'hui se présente une belle opportunité pour lui : celle de briller aux yeux du Führer.

Bientôt midi. Deux heures auparavant, le lieutenant-colonel a ordonné au recteur de l'université de Cracovie de convoquer tous les professeurs. Le recteur a demandé pour quelle raison il le fallait. Il a osé. Le lieutenant-colonel s'est retenu de le souffleter. Il faut parfois, c'est sa conviction, se retenir et prendre le temps d'expliquer à ceux qui ne comprennent pas les raisons d'une action légitime. Alors, le lieutenant-colonel a pris le temps, et il a expliqué au recteur les hautes motivations qui exigent la réunion de l'ensemble des professeurs de l'université.

L'exaction spéciale
L'exaction spéciale

A la fin de son entretien avec le recteur, le lieutenant-colonel a marqué un temps d'arrêt. Le recteur s'est tu : il savait que couper la parole d'un officier nazi est une impolitesse parfois impardonnable. Les autres officiers ne disaient rien, ne regardaient pas les deux hommes. Le lieutenant-colonel a alors précisé qu'une quelconque désobéissance serait fâcheuse. Il a précisé que, dans ce contexte d'occupation, son pays pouvait employer des méthodes plus brutales. Alors que, et le recteur pouvait le constater lui-même, le pays du lieutenant-colonel veillait à associer à ses décisions les autorités les plus éminentes du pays occupé.

L'exaction spéciale
L'exaction spéciale

Le recteur n'a rien pu dire. La gorge sèche, les mots se sont étranglés dans sa gorge. Apeurés, eux aussi, par l'autorité menaçante du lieutenant-colonel, ils ont refusé de sortir. Le recteur a acquiescé, a fait un signe des deux mains pour montrer qu'il avait compris et qu'il allait, de ce pas, appeler chacun des professeurs. C'est pour cela qu'à midi, le lieutenant-colonel se tient dans la salle numéro cinquante-six. Soudain, on frappe à la porte. On l'ouvre. Un officier rentre, suivi de cent quatre-vingt quatre hommes.

L'exaction spéciale
L'exaction spéciale

Le recteur est là, lui aussi. Tandis que ses collègues finissent de prendre place, debout les uns sur les autres, dans l'immense salle, il se détache de cette foule qu'il côtoie tous les jours depuis des années. Il s'en détache comme la partie saine d'un fruit que l'on sépare de ce qui est impropre à être consommé. Il cherche du regard l'approbation du lieutenant-colonel. Il se retourne. C'est un vieil homme qui cherche ses mots. C'est un vieillard dont le regard fuit les yeux de tous ces hommes avec lesquels il a travaillé. Pourtant, il ne les trahit pas. Mais il sait qu'il sera impuissant à les sauver.

L'exaction spéciale
L'exaction spéciale

Le recteur commence : le lieutenant-colonel vous a convoqués pour vous exposer les nouvelles dispositions éducatives. Ce vous provoque en lui un haut-le-cœur. C'est le vous de la rupture, le vous de la séparation, le vous de la collaboration. Le lieutenant-colonel demande votre attention. Encore ce vous, celui de la frontière : ceux qui seront châtiés, celui qui en échappera. Le lieutenant-colonel s'éclaircit la voix. Il fait signe au recteur de s'écarter. Le recteur, prudemment, ne rejoint pas les professeurs, mais il se place près des fenêtres, sur le côté de la salle. Il a simplement suivi le mouvement de la main du lieutenant-colonel.

L'exaction spéciale
L'exaction spéciale

Arrestation : c'est le seul mot que les cent quatre-vingt trois hommes ont entendu dans le babil cynique de cet homme au costume vert sombre. Professeurs, assistants, étudiants : c'est l'université Jagellone que l'on étrangle, c'est le savoir que l'on décapite. Le jugement a été rendu dans ce tribunal improvisé : vous êtes priés de suivre ces hommes : le vous accusatoire. Ces hommes, ce sont ceux qui pointent leurs armes sur ces autres qui, tête baissée, quittent un à un la grande salle cinquante-six. Ne restent que le lieutenant-colonel et le recteur. Quelque chose est mort chez ce dernier. Le lieutenant-colonel quitte à son tour la salle. Il n'a pas un regard pour son hôte.

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17 juin 2018 7 17 /06 /juin /2018 18:00

Le vieil homme avait l’impression de vivre depuis des siècles. Sa barbe rousse avait blanchi et les quelques cheveux, clairsemés, sur son crâne, demeuraient solitaires depuis très longtemps. Ses mains arthritiques et ankylosées luttaient pour effectuer les mouvements les plus simples. Quant à son corps, il fonctionnait toujours, malgré la fatigue accumulée durant toutes ces années, malgré toutes les peines qu’une vie apporte inévitablement, malgré toutes les amitiés et toutes les amours que l’on célèbre, joyeusement.

Son enfance, il l’avait oubliée. De ses années de jeunesse, il conservait un souvenir ténu, fragile, flou parfois, d’où les visages des compagnons surgissaient parfois comme des spectres amicaux. Il avait beaucoup voyagé, parcourant le monde autant qu’on peut le parcourir, tour à tour le conquérant puis s’en échappant. Jamais il n’était retourné sur son île natale. Sa vie d’homme s’était accomplie ailleurs.

La brume des années
La brume des années

Il revenait maintenant sur les terres où il avait si longtemps travaillé. On lui avait conseillé les eaux de la région, réputées miraculeuses pour les douleurs corporelles. Il avait fait le long voyage depuis l’Italie où, dans une plaine qui borde les montagnes, il vivait, lui semblait-il, depuis plus de dix siècles. La première fois qu’il était venu, c’étaient aussi les eaux qui l’avaient attiré. A l’époque rien n’existait : que la forêt, majestueuse et toute-puissante, et les sources, déjà connues des anciens.

La brume des années
La brume des années

Les jours, en ces temps-là, se levaient avec le labeur et se couchait avec lui. Les mains calleuses, les muscles harassés, les ventres rarement rassasiés : il fallait utiliser le pluriel car, à l’époque, le vieil homme n’était pas seul. De son île, battue par les mers du nord, il était venu avec une dizaine de compagnons, hommes rudes et courageux, pleins d’espoir pour accomplir ce qui leur semblait être un devoir, une mission. Portés par leur bonne foi, humblement, ils avaient travaillé.

La brume des années
La brume des années

Le vieil homme ne reconnaissait plus cet endroit qu’autrefois, il avait dû fuir. On y trouvait désormais de nombreuses activités, beaucoup d’hommes, aussi, de femmes, d’enfants. Autrefois régnait le silence, celui qui, étrangement, permet le dialogue. Évidemment, le vieil homme n’était pas hostile à la compagnie de ses semblables ; mais il redoutait d’autant plus le néant quand celui-ci se dissimulait sous les apparences de la profusion.

La brume des années
La brume des années

Tous les jours, il se rendait aux soins. Tous les jours, c’est à peine si on le voyait. Il traversait les couloirs comme un fantôme, se glissait dans les eaux chaudes des piscines sans provoquer d’ondes. Il ne parlait pas aux autres curistes, fatigué déjà d’une parole dont il avait fait sa vie, incapable de dire les mots simples, car il avait usé des mots comme d’armes de propagation. Maintenant, il ne les voyait plus que comme cela. Il rentrait dans sa chambre, seul, le corps toujours plus las, l’âme de plus en plus transparente.

La brume des années
La brume des années

Le temps lui paraissait si long. Pourtant, chaque journée n’était pareille qu’à une autre. Quelques heures d’un sommeil entrecoupé, quelques autres d’une vie où rien n’avait plus d’importance. Ses yeux délavés se fermaient avec plaisir et soulagement quand les eaux brûlantes se déversaient sur lui. Rien, il ne sentait plus rien. Les mots perdaient tout sens. Les noms aussi : jusqu’au sien propre, ils ne signifiaient plus rien. Même le lieu, et son nom, Luxueil, s’évaporait. Dans la brume des eaux de soin, le vieil homme, tout à coup, disparut enfin.

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11 juin 2018 1 11 /06 /juin /2018 18:00

Valentin émergea lentement d’un lourd sommeil. La porte de sa cellule allait s’ouvrir ; le grondement métallique de la serrure qu’on travaillait l’avait prévenu. Péniblement, il se redressa, passa machinalement une main dans ses cheveux et frotta de sa paume sa nuque endolorie. Trois soldats entrèrent. Le dernier d’entre eux brailla un ordre. Il fallait que Valentin se lève. Résigné, ce dernier se leva. L’un des soldats s’approcha de lui. Il ricanait sournoisement.

Le soldat leva la main puis l’abattit avec force sur Valentin. Celui qui avait ordonné qu’il se lève réitéra son ordre, alors Valentin lui obéit à nouveau. Le troisième soldat, qui n’avait encore rien fait, le poussa sur sa paillasse, qui était humide et sale, et lui intima de respecter l’ordre de son supérieur. Valentin connaissait la douleur de ces traitements. Il en avait subi de plus terribles, dans les jours qui avaient suivi son arrestation. Son corps, dès lors, n’était plus devenu qu’une immense plaie.

Sauveur des imbéciles
Sauveur des imbéciles

A nouveau debout, Valentin vit s’approcher près de lui celui qui semblait être le plus haut gradé. En français, ce dernier lui demanda si c’était bien lui, Valentin, qui devait sauver la France. Toujours en français, il faisait semblant de rendre hommage à Valentin qui était le sauveur, celui qui allait libérer son pays, celui qui rendrait sa liberté à son peuple. Puis il se tourna vers ses deux acolytes, leur traduit en allemand ce qu’il avait dit à l’instant, et tous trois éclatèrent de rire. Prenant prétexte de l’honorer, ils molestaient encore plus Valentin, le pinçant, le griffant, le giflant, le frappant de la paume et du poing, de l’ongle et puis des doigts.

Sauveur des imbéciles
Sauveur des imbéciles

Tout à coup, le chef exigea le silence. Une dernière fois, il intima l’ordre à Valentin de se lever, et, ajouta-t-il, de les suivre. Valentin était humilié, mais non point vaincu. Sa bouche cherchait un nouveau souffle quand son regard ne cillait pas. Il regardait l’horizon, signifié par cette simple porte ouverte sur l’extérieur, comprenant donc que sa dernière heure était venue. Il suivit ses bourreaux, en silence, boitillant cependant du fait des tortures qu’il avait endurées. Il allait vers la mort, à trente-trois ans seulement.

Sauveur des imbéciles
Sauveur des imbéciles

Pour la dernière fois, il voyait le jour se lever. L’aurore était belle et il faisait déjà chaud. Valentin traversait la cour du fort du mont Valérien, sa vieille veste élimée sur le dos, se souvenant de son dernier repas qu’il avait pris, la veille. Affaibli par les mauvais traitements, Valentin chuta une première fois. Il s’écorcha les genoux. On vint aussitôt le relever, de façon brutale, et en le poussant dans le dos pour qu’il marche à nouveau. Autour de lui, Valentin ne vit aucun visage éploré, aucun regard empathique : la guerre avait raflé la moindre parcelle d’humanité.

Sauveur des imbéciles
Sauveur des imbéciles

Valentin chuta une deuxième, puis une troisième fois. Epuisé, il traînait maintenant des pieds, moins par mauvaise grâce que par la lassitude profonde qui avait conquis son corps. En sa mémoire lui revint le moment de son arrestation, après la tentative de sabotage, et aussi tous les combats, officiels ou secrets, qu’il avait menés durant ces deux dernières années. Il revit les visages aimés, ceux des proches, ceux des compagnons. Il regarda autour de lui : des visages durs, des regards sans compassion.

Sauveur des imbéciles
Sauveur des imbéciles

Comme un signe de victoire, il écarta les bras. Valentin avait maintenant face à lui le peloton d’exécution. Du bout des doigts, il sentait un vent léger se faufiler dans ce lieu si bien gardé tandis que, fermant les yeux, ses paupières ressentaient la chaleur du soleil qui commençait à exprimer toute sa puissance. Epigones immobiles, ses bourreaux se tenaient face à lui. Ils l’avaient mis en joue. C’est pour eux que je meurs, pensa-t-il, pour leur humanité. Il le leur dit. Il le leur cria. Une salve retentit : son corps chuta. Définitivement. Ses mots, eux, planèrent encore dans l’air de ce matin de juillet.

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