Il est abreuvé de lumière. Une lumière de printemps, doucement chaude, née il y a peu et qui s’étire encore. C’est le matin. Face à Charles, le bleu de la mer tranche avec celui du ciel. Le ressac de la mer et le souffle du vent sont les seules musiques qui se font entendre. Son chevalet est solidement planté dans le sable, la toile est encore blanche, toutes ses peintures et tous ses pinceaux se reposent sur un vaste drap à ses pieds étendu.
Quelques pêcheurs : ceux qui ont préféré attendre un vent plus favorable, ceux qui ont eu du mal à se lever, passent loin de lui. Ils embarquent sur leurs frêles esquifs, se lancent à l’assaut de la mer, à la recherche des trésors de chairs blanches. Les embarcations sont rudoyées par les vagues : une première puis une deuxième tancent ces intrus quotidiens, devenus au fil des ans et des générations des familiers. Les vagues interrogent, mettent le doute : celui qui ne veut pas aller sur mer peut tout aussi bien faire demi-tour.
Charles a jeté ses premières couleurs sur la toile. Du bleu, essentiellement. Au fur et à mesure, il ajoute du blanc pour éclaircir, pour faire de ce bleu un ciel opalescent. Et puis, tout à coup, il change. Ajoute du noir au bleu, rendant la mer sombre, menaçante malgré le soleil qui la réchauffe, une mer comme une frontière qu’on ne traverse pas, une mer comme un mur qui arrête et force à rebrousser chemin. Une mer terrible qui bave jusque sur les côtes sa blanche écume.
Les pêcheurs reviennent. Pas de poisson aujourd’hui : la mer est trop mauvaise. L’un d’eux a failli basculer par-dessus bord. On l’a retenu in extremis, mais il en est encore tout secoué. C’est le métier qui rentre. L’autre argue qu’il a plus de quarante ans. Et alors ? Le métier rentre toujours. Surtout quand c’est la mer qui vous l’apprend. La prochaine fois, tu seras plus prudent. Charles surprend leurs conversations. Il leur adresse un signe. Ils viennent. Pourquoi peindre la mer, c’est toujours la même. Non, elle change. Si vous le dîtes.
Charles reste sur la plage quelques minutes encore. Il est précis, minutieux, presque obsessionnel. Ses yeux accrochent tout : chaque détail, chaque scintillement de lumière. Il traduit ça avec son pinceau, puis juge que c’est terminé. En fait, ce n’est jamais terminé, mais il y a un moment où l’on sait que c’est là le mieux que l’on pourra rendre. Il faut s’arrêter là, au risque de tout gâcher, sinon. Il replie le drap qui accueillait son matériel, glisse la toile sous son bras, reprend son chevalet, pour un peu manque de perdre son chapeau à cause du vent. Il se retourne, voit le petit village, Trouville, est charmé par la lumière. Il repose son chevalet, étale à nouveau le drap.
La criée s’est tue. Les ventes ont été misérables, chacun espère que ce sera mieux le lendemain. A l'auberge où pêcheurs, acheteurs et commerçants en tout genre se sont réunis, on parle de l’homme qui peint. Il vient de la grande ville. On dit même : de Paris. On commente, on discute. Certains ne trouvent rien de bien joli à fixer sur la toile, ici. D’autres, au contraire, savent et ont toujours su que l’endroit était particulier. La venue du peintre ne fait que le confirmer.
Il est l’heure pour Charles de rentrer. A Paris, évidemment. Mais ce qu’il a vu sur cette côte normande : les maisons courageuses face à la mer, les embarcations chahutées, cette plage immense, c’est dans l’éternité qu’il voudrait le fixer. A son retour, il parlera, il racontera, il vantera, peut-être même exagérera-t-il un peu. Pour qu’à sa suite, on vienne et, sur de grandes toiles blanches, le chevalet planté dans la terre ou dans le sable, on capture encore un peu de cette lumière.