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3 octobre 2018 3 03 /10 /octobre /2018 19:00

L’homme à la barbe fournie n’avait pas encore eu l’heur de tomber. Devant une foule réunie pour l’occasion, il traînait ses pieds lourds, terriblement lourds car lestés de fer, et il gardait la tête baissée. En faisant cela, il évitait autant de regarder les visages de ceux qu’il quittait qu’il se plaçait déjà dans une position de soumission, prêt à endurer la vie de solitude à laquelle il s’était promis.

Le village entier s’était réuni. Kaysersberg n’avait pas l’habitude de voir partir ainsi l’un des siens, surtout pour pareille raison. Les hommes et les femmes avaient quitté qui leurs champs, qui leurs ateliers, qui les commerces qu’ils tenaient souvent de génération en génération. D’un seul mouvement, ils s’étaient massés sur les places, dans les rues, aux pieds des maisons. Ils formaient ainsi autant un mur mouvant qu’ils indiquaient le chemin pour celui qui partait.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

Celui qui partait était un certain Léonard. De ses origines obscures, il avait cheminé jusqu’à ce jour vers la lumière. Il était venu à Kaysersberg d’un autre village de la grande plaine et il avait travaillé, ici et là, louant ses services cependant qu’on louait sa rigueur à l’exercice. Taiseux, il avait cependant quelque charme que, cependant, il n’exerçait guère, désespérant deux ou trois jeunes filles des environs. En ses yeux brillait une flamme qui le faisait paraître pour fou mais ceux qui le connaissaient un peu refusaient cette qualification. Ils admettaient toutefois qu’on le puisse dire exalté.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

La foule suivait des yeux ce pénitent qui s’en allait. Dans ses mains cagneuses, il serrait fortement une croix de bois aussi simple que s’il l’avait fabriquée lui-même. D’aucuns disaient d’ailleurs que c’était le cas. Léonard marchait à pas lents. Ses pieds chaussés de sabots de fer, il éprouvait une souffrance causée par la mauvaise fabrication de ces brodequins mais il s’interdisait de gémir ou de pleurer. Il priait silencieusement. Il était pétri de peur. Il était transporté d’enthousiasme.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

Souvent, à la messe, il s’était fait remarquer. Assis à son rang, il chantait avec une énergie inhabituelle, suivait des yeux chaque geste de l’officiant, anticipait la liturgie avec une promptitude qui agaçait ses voisins. A plusieurs reprises, il avait préparé un petit balluchon et s’était enfoncé dans les bois des collines, quelques jours durant, pendant lesquels il tâchait d’établir le dialogue. Puis il revenait, n’ayant pas fait assez de provisions ou bien s’étant blessé, et les gens du village le voyaient meurtri, non pas dans sa chair mais dans son âme, car alors il avait l’impression d’avoir trahi.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

C’est lors de l’un de ses voyages solitaires qu’il avait découvert l’ermitage. Il y avait là une chapelle que de fidèles promeneurs entretenaient, ainsi qu’un bâtiment qui méritait davantage le nom de masure que celui de maison. Revenu à Kaysersberg, Léonard ne cessa de penser à ce lieu loin des hommes, près des cieux pour lequel, en ce jour du début de l’automne, il s’apprêtait à partir, les pieds lestés de fer.

Les fers aux pieds
Les fers aux pieds

Le pénitent arrivait aux dernières maisons du village. Bientôt il serait happé par la nature, les collines, les forêts, les bruits des animaux et les caprices du temps. Déjà dans la foule villageoise, on commençait à se disperser. Ceux qui restaient se divisaient entre ceux qui voulaient le moquer, lui l’asocial qui choisissait la vie solitaire, loin de ses semblables, et ceux qui désiraient l’encourager ou même l’admirer, lui qui préférait la compagnie divine à la basse condition du monde. Mais avant qu’ils aient décidé que faire, il avait disparu. Et alors, tout le monde jugea qu’il avait été préférable de se taire.

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27 septembre 2018 4 27 /09 /septembre /2018 18:00

Les nervures du bois semblent s’être éclaircies d’un seul coup. On vient. A cette certitude, le cardinal sourit béatement. En réalité, on est déjà là et on attend que l’ancien électeur potentiel du pape se retourne. On veut lui annoncer une heureuse nouvelle, et on ne veut pas faire comme on fait avec la nourriture, c’est-à-dire lui jeter à travers les barreaux de bois de sa cage résidentielle. Cardinal, retourne-toi cardinal. Mais le cardinal ne se retourne pas. Il fixe la fillette d’un regard hypnotique.

 

Cardinal, dis, retourne-toi, on a une drôle de chose à te dire. Cardinal, dépêche-toi de m’obéir, vieillard sénile, cardinal, retourne-toi, sinon je. La phrase se coupe net. Un cliquetis dans la serrure. Un son étrange, familier et pourtant si lointain, que le cardinal La Balue n’entend qu’une fois ou deux dans l’année. La serrure résiste. Elle est si bien, fermée et verrouillée, pourquoi la dérange-t-on ? Le cardinal croit entendre ses cris de protestation. Elle ne veut pas qu’on la force. Elle ne veut pas ouvrir.

Le cardinal et les fillettes
Le cardinal et les fillettes

Cardinal, bon sang, tu m’écoutes ? Le vieillard se retourne. Il porte des haillons défraîchis, rongés par des mites, ou bien est-ce par le temps, sur son visage sale des rougeurs sont apparues, et une barbe irrégulière s’est emparée de sa bouche, de son menton et de ses joues. Il sourit à ses geôliers, qui ne le sont plus vraiment, car ils sont devenus les seuls êtres humains qu’il côtoie et qui, même s’ils sont un peu rustres, écoutent avec patience quand il leur parle, quand il fouille dans le labyrinthe de son esprit pour retrouver le chemin de la connaissance, de la curiosité et du raisonnement théorique.

Le cardinal et les fillettes
Le cardinal et les fillettes

Tu es libre, cardinal, le roi l’a voulu. Mais le roi me déteste, proteste le cardinal, le roi Louis a cru que je l’avais trahi, le roi Louis m’a fait condamner à ces cages de bois et à ces sombres souterrains, le roi Louis m’a laissé là onze ans, a oublié là mon cadavre dans lequel le sang coule encore. Les geôliers se donnent des coups de coude. Tu comptes bien, vieux père. Mais tu ne sais pas : le roi Louis n’est plus. C’est le roi Charles, son fils, qui règne à présent. Et le roi Charles te libère. Il ne veut plus de ta carcasse dans son château de Loches. Il te chasse de ta cage.

Le cardinal et les fillettes
Le cardinal et les fillettes

Les geôliers le regardent, goguenards. Ils ont l’air de se demander quel mauvais coup, quel dernier coup ils vont pouvoir lui faire. Ils hésitent. Aucune idée ne leur vient. Ils en ont eu pourtant de bonnes, tout au long de ces onze années. Ils l’ont moqué, battu, rabaissé, humilié. Ce jour-là, pourtant, ils n’ont pas la moindre idée. Le cardinal La Balue hésite à son tour. Il lance une jambe au-dehors de la cage. On le laisse faire. Sa main s’agrippe à un barreau de bois. Il n’a plus peur des échardes, elles se sont déjà toutes réfugiées en lui.

Le cardinal et les fillettes
Le cardinal et les fillettes

Il est libre et il n’ose y croire. Il voudrait pleurer de joie et exprimer celle-ci par un éclat de rire mais tout se rencontre et tout s’empêche dans sa gorge. Son expression doit être étrange, car ses deux geôliers le scrutent attentivement, leurs visages sont marqués par la perplexité. L’un d’eux le prend par l’épaule. Viens par là, petit père. Mais le cardinal La Balue résiste. Son corps, soumis si longtemps à l’inconfort, à l’impossibilité de se déployer tout entier, craque d’horrible façon, comme un vieux parchemin demeuré roulé trop longtemps. Il n’avait pas songé à la douleur comme prix de la liberté.

Le cardinal et les fillettes
Le cardinal et les fillettes

Tu es attendu, cardinal. On veut te rencontrer. Avant, tu dois te laver : tu pues le moisi de cette cave. Le cardinal, comme l’animal domestiqué qu’il a été, approuve ces paroles. Homme je redeviens, pense-t-il, je dois être présentable à la société de mes semblables. Il a à peine soixante ans, mais on le dirait centenaire. Ses pas sont terriblement lents, son corps répugne à tout mouvement. Il regarde derrière lui l’odieuse cage qui l’abritait, lui fait ses adieux silencieusement. Quelques instants plus tard, on le somme de quitter le pays. Il bâtira sa liberté en Italie.

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21 septembre 2018 5 21 /09 /septembre /2018 18:00

J’étais parti traîner sur les bords de la Liffey. Il était encore tôt, quinze ou seize heures, mais il semble qu’il était trop tard pour trouver du travail. La veille, à l’aube, on m’avait embauché comme portefaix au marché. J’y avais cassé mon dos à coups de pommes de terre noircies et de choux verdâtres. Épuisé, j’avais décidé pour la soirée de lorgner sur les auberges pour un repas chaud et un verre de bière fraîche. J’avais tout bu. Ma bière et mon salaire.

 

Comme je le disais, je longeais alors la Liffey sur la rive droite. Sur l’autre rive, plusieurs navires étaient amarrés devant l’immense bâtiment des douanes, qui fait se pâmer les jeunes gens épris d’architecture. Pour ma part, je trouve que ce mastodonte n’a rien à faire dans une ville comme Dublin, qu’il y est comme un prince dans un mariage paysan. Ses habits d’or ne peuvent y être tâchés que de boue. Les navires attendaient et moi, je passais mon chemin.

Toute la morgue du monde
Toute la morgue du monde

L’eau placide et boueuse me dégoûta soudain. J’eus envie de revenir vers la ville, de sentir son sein chaud contre mon corps perclus de fatigue et de douleurs, car je m’étais battu, la veille, avec l’un de ces jeunes messieurs qui aiment à s’acoquiner dans les quartiers les plus chauds de la cité. Évidemment, ils retournent ensuite chez eux, dans leurs demeures cossues où, si le domestique s’avise de leur faire remarquer leur tenue déplorable, ils le congédient qui d’un verbe un peu haut, qui d’un geste de la main, qui, même, d’un seul regard noir envahi de haine et de morgue aristocratique.

Toute la morgue du monde
Toute la morgue du monde

Le coquin m’avait cherché. Avec ses amis, il se moquait de mon allure, certes pauvre, mais que j’estimais digne toutefois de ces bouges où l’accumulation d’alcool vous fait oublier votre état dans la société. A trois ou quatre, car le courage chez ces bougres s’additionne à grand peine, comme quand un groupe de manants met en commun sa richesse pour acheter un quignon de pain, ils se mirent à m’insulter, à s’étouffer de ma prétendue pestilence, à me jeter même des pièces de cuivre pour que je veuille bien m’éloigner. Mon poing, indépendant de ma volonté, a alors rencontré la figure du plus proche.

Toute la morgue du monde
Toute la morgue du monde

Son nez s’est mis à saigner abondamment. Ses camarades, se souvenant de leur prétendue supériorité, se jetèrent alors sur moi et me rossèrent. Dans la tourmente, je me débattis comme un beau diable, moulinant et cognant au hasard puis je m’enfuis, me heurtant aux murs que, mon visage tuméfié, je ne voyais pas. Lorsque les plaies de mon corps et le feu dans ma poitrine se furent calmés, je rentrai chez moi, ne croisant que quelques créatures de la nuit que ma jeunesse avait trop souvent fréquentées.

Toute la morgue du monde
Toute la morgue du monde

C’est pour cela que, ce matin-là, je me levai fort tard, effrayé par la dispute vociférante de mes voisins de l’étage inférieur. La Liffey m’était apparue comme un havre de paix : je la retrouvai puis la trouvai franchement ignoble, alors je revins vers le cœur de la ville. J’arrivai près du Trinity College. Les étudiants en sortaient, vêtus à la dernière mode. Frères de nation mais traîtres de religion, ils représentaient fièrement la domination britannique, cependant que chacun qui les croisait dans la rue se damnait de ne pouvoir mettre leurs têtes bien coiffées au bout d’une pique. Moi, le catholique, soutint le regard de plusieurs de ces maudits protestants. Les postes les plus prestigieux de l’empire leur étaient promis ; quant à moi, c’était à la misère et à l’impossible survie qu’on m’avait destiné.

Toute la morgue du monde
Toute la morgue du monde

L’université leur était réservée et si mon pied franchissait la ligne, je ne doutais pas que sur la minute, il soit coupé. Mais tandis que je me tenais là, observant avec quelle distinction ces hommes comptaient prendre le pays sous leur protection, je reconnus mon coquin de la veille. L’œil au beurre noir et la lèvre fendue, il me vit et, sans même une moue méprisante, il revint vers ses amis. Je le savais troublé, mais il me savait impuissant. La frontière entre nous tenait là, dans son regard indifférent.

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15 septembre 2018 6 15 /09 /septembre /2018 18:00

Le père n’est pas riche et la mère n’a pas plus de biens. La journée, ils triment, vaillants misérables, pour le manger des enfants. La mère est aux champs, dos courbé, dos cassé, outils sans âge dans les mains. Des pommes de terre, des haricots, des carottes, des choux. Tout pousse dans cette terre voisine du Lot, mais tout se mérite. Avec du soleil et de la sueur, elle extrait du sol ce qu’il faut pour le jour.

Le travail la fatigue, creuse son visage de sillons comme on en fait dans la terre, pour y semer des graines, pour y planter l’avenir. Mais sur son visage à elle, labouré par le temps, aucun avenir ne se lit. Son visage est une terre de plus en plus sèche, la jeunesse ne s’y voit plus, bien que les années ne pèsent pas encore très lourd. Le soir, le père vient l’aider. Il se baisse, il se courbe lui aussi. Ses mains grattent la terre, ses doigts empoignent les outils.

Jalousie mal placée
Jalousie mal placée

Aux sillons du visage de la mère viennent s’ajouter les sillons du visage du père, pas plus nombreux, pas moins creusés. Le père travaille en ville, à Sainte-Eulalie. Le Lot, ici appelé Olt, fournit la force motrice des moulins disséminés sur ses rives. Le père est un tâcheron et il n’y a pas de honte à cela. Il vend ses bras, ses mains, la force de son torse et l’explosivité de ses muscles à qui en a besoin, presque au jour le jour.

Jalousie mal placée
Jalousie mal placée

Draperies et tanneries l’emploient régulièrement. Au poids des tissus s’ajoute celui de l’eau, abondamment utilisée, et le père porte ces draps terriblement humides. Ou bien il plonge les mains jusqu’au coude dans le bassin où les peaux, au contact du tan, se teignent et se rigidifient. C’est un travail harassant et pourtant, le soir, il repart aux champs, car les enfants doivent manger. Ce soir, ils se repaîtront de chou.

Jalousie mal placée

Le village de Sainte-Eulalie est prospère. Quelques notables ont bâti sur les industries locales de petites fortunes : assez pour bien vivre, être reconnu, ne pas se soucier du lendemain ou même de l’année qui vient. Le père et la mère ne sont pas de ceux-là mais, comme ils habitent le village, la jalousie que suscite la prospérité locale les enveloppe aussi, et les désigne, d’une même main sournoise, comme la caste des privilégiés.

Jalousie mal placée
Jalousie mal placée

Quand ceux des villages voisins viennent pour le marché, ou pour nouer une quelconque affaire, ils se pâment d’envie devant la profusion des notables. Ils repèrent les richesses, les montrent du doigt, jalousent ceux qui en jouissent. Ils ne voient pas la mère courbée sur son champ, ils ne remarquent pas plus le père, les bras éreintés par les draps mouillés. Ils ne daignent pas jeter un œil aux semblables du père et de la mère pour qui le jour signifie l’incertitude. Ils voient les ors mais point la terre.

Jalousie mal placée
Jalousie mal placée

Ceux des villages voisins s’indignent quand ils pensent à la bonne fortune qui touche Sainte-Eulalie. Ils s’interrogent sur les raisons de cette faveur spéciale. Et quand, aigris, ils ne trouvent aucune réponse, ils lancent des quolibets à ceux qu’ils envient. Ils donnent un surnom tenace, qui bientôt sert de nom propre pour ceux de Sainte-Eulalie. Le père et la mère, et leurs enfants, restent indifférents aux noms qui volent, comme les oiseaux. Haïs pour leur supposée richesse, méprisés pour leur réelle pauvreté, ils n’ont qu’un seul souci : le jour qui vient.

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9 septembre 2018 7 09 /09 /septembre /2018 18:00

En saisissant la bouteille, Domi la contracta si fort que l’eau glacée en jaillit et l’arrosa. Il eut un rire bref puis, terminant son geste initial, il but à petites gorgées. Derrière lui, Fernand, un autre maçon, lui demanda l’eau. Avec ses soixante-dix ans passés, Fernand était l’un des doyens du chantier. En donnant de son temps de manière hebdomadaire, il disait profiter au mieux de sa retraite. Murs après murs, ils reconstruisaient le village.

Pour chacun, ç’avait été comme un appel. Les uns avaient appris la nouvelle en lisant le journal, les autres par le bouche-à-oreille, d’autres encore, profitant de vacances dans la région, entre un barbecue et une baignade sous le soleil d’août, par un bel après-midi qu’ils avaient consacré exceptionnellement à la visite culturelle des environs, avaient découvert Saint-Montan comme on découvre un trésor. Les yeux qui brillaient et le cœur qui palpitait, ils avaient désiré en savoir plus et puis, pour certains, se mettre au nombre des volontaires.

La même raison
La même raison

Fernand s’assit sur une chaise que l’on avait montée là pour lui. Laurent, qui supervisait les travaux de maçonnerie et passait par là, lui demanda si ça allait. Comme Fernand répondit par l’affirmative, Laurent continua son chemin. Il allait vers le château qui mobilisait encore de nombreuses forces vives pour y demander ce dont on avait besoin. On lui répondit qu’une grue et qu’une bétonnière seraient les bienvenues. La boutade l’amusa. On n’avait déjà pas les moyens de monter les pierres par voie mécanique, alors une grue, cela dépassait l’entendement.

La même raison
La même raison

En montant vers le château, il avait croisé l’un de ces convois qu’on voyait tous les jours à Saint-Montan. Pierre après pierre, bloc après bloc, sac après sac, c’était une chaîne humaine qui s’était mise en marche dans le village et permettait l’acheminement vital des outils et des matières premières. De la même façon, on descendait des seaux, des milliers de seaux, remplis de gravats, de terre et de déchets en tout genre à la seule force des bras des hommes et des femmes qui, jour après jour, œuvraient pour sauver le village.

La même raison
La même raison

Par le passé, Saint-Montan avait eu son heure de gloire. La richesse avait été médiévale, avait poursuivi son chemin jusqu’au seizième siècle. On produisait ici de l’huile, de la lavande, de la vigne même, et l’élevage rapportait encore un petit pécule, et la sécurité qu’offrait ce lieu en hauteur finissait d’attirer les populations. Et puis, le village avait connu la guerre, celle qui est liée à la religion, et la soldatesque avait ravagé les lieux, avait laissé le village pour mort, la soldatesque n’avait même pas considéré l’agonie à venir, qui durerait quatre siècles et rendrait Saint-Montan à la nature.

 

La même raison
La même raison

Au début des années soixante, dans un vingtième siècle enfin apaisé, quelques passionnés avaient retrouvé le site. Quelques-uns avaient connu, lorsqu’ils étaient enfants, des masures encore animées, un semblant de vie, toutes choses qui avaient alors disparu. Après avoir légalement pris possession du village, non sans mal, ils avaient commencé, fourmis solitaires, travailleurs insensés, à redonner une place au village, une place au milieu de la nature qu’autrefois il avait domptée.

 

La même raison
La même raison

Laurent redescendit vers le bas du village. Il s’entretint avec Estelle, qui était à la tête d’un groupe de scouts dévoués, parfois maladroits mais toujours courageux, puis fit un simple signe de tête à Marie-Paule, professeure à l’université qui étudiait l’habitat rural au Moyen-Âge, et passait ici ses vacances, délaissant ses relevés pour mettre la main au mortier. Les travaux n’étaient certes pas finis mais bien fol serait celui qui aurait dit : ici, il n’y a pas de vie.

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3 septembre 2018 1 03 /09 /septembre /2018 19:00

Il est assis sur le parapet, le vieux Jean. Face à la mer, il gémit parfois, en pensant au bon vieux temps. Quelques années auparavant, le commerce tournait, la ville vivait, Jean s’affairait et Le Croisic commerçait dans un mouvement perpétuel, qui s’arrêtait à peine la nuit et repartait de plus belle au petit matin. Parfois, il a un pincement au cœur si fort, le père Jean, que, le pauvre, il ne peut pas s’empêcher, il gémit, et les larmes lui viennent aux yeux, mais jamais il n’a pleuré, le vieux Jean. Alors il souffle, le vieux Jean, mais il ne pleure pas.

Il a fallu seulement un peu de sable. Juste un peu de sable. Et la machine s’est enrayée. Et le beau commerce s’est arrêté, comme un mécanisme d’horloger dans lequel un grain de sable serait venu se loger. Le vieux Jean pense au sable, au maudit sable qu’est venu tout empêcher, tout arrêter. Et le pincement qu’il a au cœur recommence si bien qu’il gémit encore, des larmes lui viennent, sa gorge se serre. Mais il ne pleure pas, le vieux Jean. Il ne sait pas pleurer.

Du temps des affaires
Du temps des affaires

Deux bateaux reviennent au port. Ce sont des bateaux de pêche, pas l’un de ces gréements qui abordaient Le Croisic avec le pavillon haut levé, et les matelots à la manœuvre, et la proue luisante et parfois peinte sur laquelle brillaient encore les milliers de scintillements du soleil lavés à l’eau de mer. Les deux misérables bateaux ont fait des prises modestes, ce jour. Même les bancs de poissons ont déserté ces eaux. Qu’il est loin, le temps des affaires.

Du temps des affaires
Du temps des affaires

Le vieux Jean se dit que c’était un âge d’or. Il se dit que, chacun dans sa vie, électrisé par son succès, galvanisé par les espèces sonnantes et trébuchantes qui entraient dans sa besace et, peu à peu, constituaient son trésor, chacun, donc, a fait comme si tout était normal. Personne, pas même lui, le vieux Jean, qui bougonnait souvent sur le port, en voyant cette pléthore de navires, en voyant toutes ces marchandises, pas même lui, donc, le vieux Jean, n’a repéré à l’horizon les nuages sombres qui s’amoncelaient. Pas même lui n’a soupçonné que, ce qu’ils vivaient alors, c’était leur âge d’or.

Du temps des affaires
Du temps des affaires

D’abord, il y a eu le sable. Une tempête en amassa, d’un seul coup, et aucun navire ne put plus passer. Le vieux Jean se souvient encore qu’on se disait que la mer, parce que c’était elle la grande nourricière, allait à nouveau charrier ça vers le large, la mer allait permettre que le commerce reprenne. La mer n’avait rien fait. Le roi, lui, avait ordonné la construction d’une digue. Mais le roi décidait aussi des guerres. Et les guerres réclamaient des soldats, et les guerres réclamaient des marins. Année après année, on vit partir les jeunes et, année après année, on ne les voyait pas revenir.

Du temps des affaires
Du temps des affaires

Et puis, il y avait eu Nantes, qui grandissait trop. Nantes, c’était l’enfant sage qui devenait le jeune homme glouton, le jeune homme qui dévorait les portions de ses frères et sœurs sans rien leur laisser. Nantes grandissait, grossissait, attirait à lui tous les armateurs et tous les navigateurs d’Europe, attirés par l’apparence de bonne santé, attirés par le visage bouffi de sérénité et d’opulence de la cité nantaise. Le Croisic n’était même plus un port, car il ne pouvait plus accueillir de bateaux. Dans la course à la prospérité, Le Croisic s’apercevait que ses deux pieds étaient liés.

Du temps des affaires
Du temps des affaires

Le vieux Jean est seul sur le quai des Portugais. On l’a appelé comme ça en hommage à ces hommes du sud qui remontaient, en longeant la côte, vers leurs alliés anglais. Les Anglais, justement, débarquaient aussi des marchandises ou des soldats, selon le temps, paix ou guerre, avant de s’en revenir chez eux. Il n’y a plus d’étrangers, ni de soldats, ni de matelots, ni de commerçants venus d’autre monde. Il n’y a que le vieux Jean. Il n’y plus de déchargement de bois des pays du nord, ni de morues venues des océans glacés, ni d’étain, ni de houille, ni de sel ni de vins promis aux tables d’ailleurs. Il n’y a que le vieux Jean, et il pleure.

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28 août 2018 2 28 /08 /août /2018 18:00

Habituellement, les après-midi étaient splendides. Celui-ci ne dérogeait pas à la règle. Passer l’hiver ici constituait une sorte de refuge. Contre le froid. Contre les mauvaises pensées. Liégeard l’avait toujours entendu ainsi. A l’été les campagnes vigneronnes et la quiétude du monde paysan ; à l’automne et au printemps la vie fourmillante de Paris, ses larges avenues et ses nombreux amis. A l’hiver revenaient donc la Riviera et sa plus grande richesse : son climat.

Cela faisait à peine quelques jours qu’il était arrivé. Un ami lui avait laissé une lettre dans sa maison cannoise. Il l’invitait à le rejoindre à Hyères pour, ensemble, évoquer la vie parisienne de l’année passée et s’enhardir sur les événements de la saison future. Liégeard ne comptait pas ses jours : il se laissa aisément convaincre. Il en profita pour conter son voyage de l’hiver précédent, le long de la côte, jusqu’à Menton et au-delà, en Italie. Se souvenir lui avait donné envie d’écrire.

Pour la postérité
Pour la postérité

Sur le large balcon de la villa amicale, Liégeard fit installer une petite table de jardin ainsi qu’une chaise bien confortable. Il se levait tardivement mais, si le temps le permettait, il demeurait là jusqu’à une heure avancée de l’après-midi, dédaignant le déjeuner, concentré sur un cahier de papier jaune dont il noircissait les pages. L’ami de Liégeard connaissait son caractère et ses façons ; ainsi il le laissait en paix, car il savait que, le soir venu, ils débattraient ensemble de ces lignes qui les avaient séparés.

Pour la postérité
Pour la postérité

Depuis plusieurs jours, Liégeard réfléchissait ardemment. Il fréquentait la Riviera depuis quelques années. La première année, il avait été émerveillé par ce que lui faisait alors découvrir son épouse, dont la famille possédait quelque propriété dans les environs. Mais aux belles choses, et aux belles régions, il faut un nom qui lui correspond. C’était là sa conviction. Or, le mot de Riviera le renvoyait, pour sa part, à la côte sud de la perfide Albion. Autrefois, il avait visité les immenses côtes de calcaire qu’on trouvait de l’autre côté de la Manche. Sans vouloir faire de pinaillerie, il refusait qu’un même nom s’applique aux deux littoraux : c’était là une bêtise autant qu’une infamie.

Pour la postérité
Pour la postérité

Durant son enfance, Liégeard avait souvent impressionné ses jeunes camarades. A peu de frais, d’ailleurs, s’amusait-il. L’enfant de la campagne devenu un adolescent de Versailles jetait, l’air de rien, qu’il venait de la côte d’or. Certains maugréaient toujours qu’il ne s’agissait que du nom d’un département. Heureusement, il y en avait qui s’interrogeaient sur l’étymologie du mot. La côte, c’était entendu : les pères en dégustaient de fameuses lors de dîners. Mais l’or ! De quelque manière que ce fut, il fallait qu’il y en eût. Mais Liégeard, alors, se taisait. Le charme avait opéré.

Pour la postérité
Pour la postérité

Animé par un besoin de réfléchir, et probablement aussi de rêver, Liégeard sortit toute une après-midi. Il se promena dans Hyères. Dans la vieille ville, on croisait aussi bien des artisans méticuleux que des têtes que l’on avait déjà croisées, là-bas dans la capitale, lors de réceptions ou de repas copieux. La douceur de la journée ne trouvait rien pour la contester. Les façades des maisons faisaient un camaïeu admirable qui célébrait la vie et ceux qui en profitaient ici. Liégeard voulut monter au château.

Pour la postérité
Pour la postérité

C’était une ruine. Une preuve que les lieux n’avaient pas été paisibles de tout temps, et que l’on avait bataillé ici aussi sûrement que dans le nord du pays. De ce sommet qui surplombait la ville, on voyait la ligne bleue de la mer et, même, les îles qui y mouillaient dans une torpeur prospère. C’est là que Liégeard s’aperçut qu’il avait oublié son carnet. Il y notait tout, jusqu’à la plus imbécile idée. Là, sur la crête, avait jailli celle qui ferait sa prospérité. Ce rivage merveilleux, où la mer, où le ciel, tout était pur : cet olympe terrestre, c’était la côte d’azur.

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22 août 2018 3 22 /08 /août /2018 18:00

Assis sur le sol en terre battue du patio de sa très modeste maison, Abd al-Rahim comptait les oranges. Ce matin-là, il en avait ramassé une dizaine sur les arbres qui peuplaient la colline. Il irait les vendre dès l’après-midi pour quelques piécettes chacune. Abd al-Rahim avait faim, mais ce n’était pas une nouveauté. Chaque matin, une douleur crispante le prenait au ventre, et elle demeurait avec lui, comme une amie fidèle, jusqu’au coucher du soleil. Ses enfants, au moins, mangeaient à leur faim.

 

De la guerre, Abd al-Rahim avait conservé une longue cicatrice. Elle partait de la tempe droite et se terminait paresseusement à la base de la mâchoire. Il avait combattu deux ans plus tôt contre les chrétiens qui venaient du nord et de l’Espagne. D’abord, il y avait eu le siège, long et difficile, où les regards noirs des belligérants se querellaient en silence. Puis les chrétiens avaient lancé l’assaut et ils avaient remporté le château. Aujourd’hui, Abd al-Rahim se battait contre le quotidien.

L’amertume des oranges
L’amertume des oranges

Tous les jours, Abd al-Rahim parcourait les rues de son quartier, la Mouraria. Il y transportait quelque marchandise pour un commerçant, ramassait çà et là quelques denrées oubliées, proposait ses services pour des deniers durement gagnés. Se battre ne lui rapportait plus rien : c’était pourtant ce que, jeune homme, il avait appris et aimé. Si on le surprenait à faire usage de la force, il savait que jamais on ne l’emploierait. De loup aguerri, il était devenu brebis affamée.

L’amertume des oranges
L’amertume des oranges

Après la guerre, après la défaite des siens et la victoire des chrétiens, les Maures comme lui furent autorisés à rester. Seulement, il leur fallait se contenter d’un seul quartier. C’est aux pieds du château, autrefois symbole de leur puissance, qu’ils étaient reclus. Quelle qu’ait été leur condition à l’époque de leur domination, ils survivaient là dans de pauvres maisons. Et gare à qui se plaindrait de la situation : on leur rappelait immédiatement qu’ils avaient refusé de partir.

L’amertume des oranges
L’amertume des oranges

Abd al-Rahim connaissait de nombreux guerriers à avoir fait le choix du départ. Certains avaient souhaité traverser de nouveau le détroit, revoir les terres du Maroc ou d’Ifriqyia. D’autres, dont son propre frère, avaient pris la route pour al-Andalus où le califat tenait bon. Quant aux autres, qui s’étaient attachés à la ville, y avaient parfois fondé des familles, les chrétiens avaient offert la liberté de rester. Le prix en était la réclusion. Certains le payaient aussi par l’humiliation.

L’amertume des oranges
L’amertume des oranges

Se résigner à mendier lorsque l’on a senti près de son visage le souffle de l’épée. Le courage, professaient certains sages, résidaient bien là. Les anciens dhimmis paradaient maintenant, auréolés de leur gloire. Cependant, nombre d’entre eux n’avaient pas participé à la victoire. Tremblant dans leurs demeures, ils attendaient qu’On désigne le vainqueur. Et, sitôt les anciens maîtres vaincus, on en avait vu quelques-uns qui maudissaient les dépouilles. Abd al-Rahim avait fini de compter les oranges. Il fallait maintenant qu’il trouve quelque acheteur.

L’amertume des oranges
L’amertume des oranges

Dans la rue, Abd al-Rahim s’écorcha le pied sur une branche qui, de son arbre, était tombée. La vue du sang lui rappela ses anciennes épopées. Maugréant en mozarabe, il vit venir à lui un chrétien qui, dans la même langue, lui demanda s’il avait besoin de soin. Abd al-Rahim déclina mais le remercia. Il vivait là dans des vestiges : ruines d’un passé dans lequel il errait, tel un fantôme, se cognant parfois aux murs de la réalité. Il sursauta : ce n’est pas en rêvant, pensa-t-il, qu’il assurerait le repas. Ses oranges dans la main, il les tendait à ceux qu’il croisait.

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16 août 2018 4 16 /08 /août /2018 18:00

L’assiette était fumante. Sitôt qu’elle fut servie, il se pencha dessus avec hardiesse et gourmandise et huma longtemps les effluves qui s’en échappaient. Les oignons, d’abord, attaquaient le nez. Puis la viande panée, et les carottes, et l’ail, et le bouquet garni qu’on déposait délicatement hors de l’assiette, et le fumet du vin blanc qui, délesté de l’alcool qu’il contenait, avait répandu son acidité sur tout le plat. Il était affamé. Il avait devant lui son plat préféré. Il ne sut résister.

Quelques minutes plus tard, un homme rentra dans le relais. Effaré, il reconnut l’homme à la mine enjouée qui n’avait d’yeux que pour ses pieds de porc panés. Malgré sa connaissance des lieux, et bien qu’il fut ici l’autorité, le maître de poste restait à l’entrée. Un valet vint le voir, lui demanda s’il se sentait bien. Le maître de poste bafouilla une réponse et, d’un geste de la main aussi vif qu’à l’habitude, fit signe que l’autre devait déguerpir. Le maître des postes n’en revenait pas : il avait devant lui le roi.

 

La pièce justificative
La pièce justificative

Autour de la table royale, on jetait des œillades inquiètes. Les dames, en particulier, scrutaient chaque visage présent dans la pièce. Leurs visages trahissaient leur nervosité et, régulièrement, elles secouaient la royale personne pour la presser de terminer. Hélas, la tête du royaume ne l’entendait pas ainsi. Il dégustait son plat à en perdre le souffle, et il aurait mis sa main à couper que jamais, durant sa vie, il n’avait mangé un plat aussi réussi.

La pièce justificative
La pièce justificative

Quant au maître de poste, il était revenu de sa stupeur. D’autres tâches lui incombaient et il s’y employait avec l’ardeur de l’habitude. Un postillon avait ouvert la porte du relais et y avait laissé entrer l’équipage de sa berline. Il y avait là un marchand connu qui, visiblement affamé, rouspétait à cause de l’état de la chaussée. Les domestiques s’affairaient autour du nouveau venu et le maître de poste ordonnait afin que l’hôte fut bien reçu.

La pièce justificative

Tout fut bientôt prêt pour le marchand. Le maître de poste fut attiré par un grand raffut que faisait un homme qui ne voulait pas payer son dû. Le toisant et le secouant quelque peu, le maître de poste obtint de lui qu’il payât. Et, sur l’assignat donné avec autant de répit que de crainte, le maître de poste eut une confirmation. Dans son auberge, la famille royale entourait le roi de ses objurgations. Ses yeux volant du papier aux nobles personnes, il vit que l’assignat était fidèle à son modèle ; le roi l’était moins à son trône. En effet, la route de Varennes semblait bien loin de ce à quoi était habituée l’Autrichienne.

La pièce justificative
La pièce justificative

La famille empressée demanda alors à payer. Le père avait l’air content, il était repu. Parmi les assiettes, seule celle du roi était vide. Quant aux autres, il y avait du y avoir quelque gastrique blocage pour que ne pénètre pas en ces corps si gracieux cette nourriture que dans les somptueuses fêtes, on savait réservée aux pouilleux. La porte de l’auberge fut fermée avec délicatesse ; on entendit bientôt les chevaux s’ébrouer et le carrosse partir. Le maître de poste regarda autour de lui : nul n’avait compris qu’ici, à Sainte-Ménéhould, le roi s’était ragaillardi.

La pièce justificative
La pièce justificative

Environ une heure plus tard, tandis que dans l'établissement, quelques clients soupaient encore, un jeune cavalier fit son apparition. Épuisé et le pantalon crotté, il demanda à voir le maître de céans. Drouet, qui du poste en était, se présenta à lui. Il comprit immédiatement ce qu’on lui demandait. Faisant signe à ses postillons et à ses domestiques, il se fit seller un cheval et, au nom de la Révolution, il partit. Le jour de juin résistait encore à la nuit. Bientôt, non loin de là, à Varennes, cette dernière envelopperait la royale famille.

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10 août 2018 5 10 /08 /août /2018 18:00

Couché sur le dos, il avait le visage dans la pénombre. Etienne respirait doucement pour ne pas réveiller Jeanne, sa femme, et Baptiste, son fils, âgé de quelques mois seulement. Dans la nuit, c’était un concert de respirations douces, apaisées, régulières, qui marquait le temps comme une horloge qui, dans un souffle, dit le temps qui s’égrène lentement. Etienne, lui, ne dormait pas. Cela faisait trois semaines qu’il ne dormait plus. Et chaque matin, pourtant, il lui fallait se lever.

La douleur, lancinante, lui montait depuis les mollets jusque dans la nuque et les épaules, en prenant soin de ne pas éviter son dos et, surtout, de s’attaquer à ses reins. Tout à la fois, la douleur le paralysait et lui donnait l’envie de bondir hors du lit et de marcher, de longues heures, en espérant qu’elle disparaisse. Pour ne pas réveiller sa femme et son fils, Etienne ne bougeait pas. Il ne savait pas si cela était pire que de se mouvoir ou non.

A plat ventre
A plat ventre

La veille encore, Etienne et Jeanne en avaient parlé. Elle lui avait conseillé de changer de métier. Et pour faire quoi ?, lui avait-il demandé. Son métier, c’était émouleur. Il ne savait faire que ça. Il avait appris le métier avec son père, qui lui-même l’avait appris de son père. Jamais il ne s’était demandé s’il pouvait et, plus encore, s’il voulait faire autre chose. En son esprit, les choses avaient toujours été claires. Cette nuit, le dos perclus de déchirements, il se posait la question.

A plat ventre
A plat ventre

Les émouleurs étaient demandés à Thiers. Et pour cause. Les industries de la ville produisaient de grandes quantités de couteaux qui étaient expédiées partout en France et en Europe. Ça faisait parfois rire les camarades d'Etienne quand ils pensaient qu’un bourgeois d’Allemagne ou qu’un comte de Russie découpait peut-être sa viande avec leurs lames. Etienne, lui, ça le faisait rêver. C’était ce qui lui avait plu, tout de suite, dans ce métier : fabriquer et laisser vivre l’objet. Lui, le créateur, le démiurge, restait à demeure.

A plat ventre
A plat ventre

Lorsqu’il y pensait, Etienne savait qu’il ne pouvait se plaindre. La paie était correcte par rapport aux autres corps de métier. Elément non négligeable, les émouleurs travaillaient à l’abri, le plus souvent en groupe, et même avec leurs chiens. Le rémouleur, lui, pouvait bien travailler avec son chien à ses côtés ; mais il était souvent seul et, parfois, il déambulait dans les rues à la recherche de clients. Les rémouleurs avaient leur utilité, pour sûr. Mais les émouleurs, eux, tiraient orgueil de ce qu’ils détenaient le privilège de la primauté.

A plat ventre
A plat ventre

Le chien tenait chaud aux jambes. C’est que les émouleurs travaillaient allongés. A plat ventre. Ils avaient ainsi plus de force dans les bras et les épaules pour contraindre leurs lames. Pour faire ce tranchant qui fait du couteau aussi bien un outil qu’une arme de défense. A ses débuts, comme le font parfois les jeunes, Etienne avait refusé de s’allonger. Il souhaitait travailler assis à une table. Bien vite, des courbatures terrifiantes lui avaient ravagé le dos. Dans la pénombre, Etienne soupirait : quoiqu’il pût faire, c’est son dos qui le tourmentait.

A plat ventre
A plat ventre

L’aube pointait. La ville, déjà, se réveillait et les rues s’emplissaient des bruits des pas des hommes et des femmes mal réveillés. Etienne se leva discrètement pour se découper une large tranche de pain et faire chauffer le café de la veille. Son dos était sillonné de chemins invisibles où le mal, partout, se répandait à son aise. Le chien vint à ses pieds. Lui avait probablement hâte de passer une nouvelle journée sur les jambes de son maître. Ce dernier grimaçait déjà. La journée promettait d’être trop longue.

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  • : LM Voyager
  • : Récits de voyage, fictionnels ou poétiques : le voyage comme explorateur de la géographie et de l'histoire.
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