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7 décembre 2017 4 07 /12 /décembre /2017 19:00

Tandis que dans un petit bureau d'un hôtel de ville landais, un maire sortait et rentrait, inquiet, sa montre à gousset, à une cinquantaine de kilomètres au sud, quelques badauds levaient leurs visages vers le ciel. Massés sur la plage, ils n'entendaient que le ressac de l'océan et les cris habituels des oiseaux : mouettes, sternes, goélands. Ceux qui les rejoignaient, par but ou par hasard, les imitaient. Et tous de scruter ce bleu, vide et géant.

Un garçonnet, quelque part dans la foule désormais plus importante, s'agita. Son père, d'abord, furibard du bazar que mettait son benjamin, s'accroupit à ses côtés et lui intima l'ordre de faire moins de bruit. Ce que fit immédiatement le garçon. Mais à la surprise du père, son fils lui plaquait maintenant la main sur la bouche pour qu'il écoute. Et le père entendit. Aussitôt il se releva et lança à la cantonade qu'il fallait maintenant se taire. Comme il était imposant, on l'écouta.

Un nid de sable fin
Un nid de sable fin

D'abord, un homme : c'était un bourgeois, qui transpirait sous son chapeau et exhalait une forte odeur de tabac froid, se gaussa de l'impertinence du colosse. Il n'y avait rien à écouter et, d'ailleurs, rien à voir, et ainsi il invitait sa compagne : une élégante, robe de soie rose, mais empestant elle aussi, à s'en aller. Cette dernière le fit taire d'un regard, car elle avait horreur qu'il les donne en spectacle. Et ce d'autant plus qu'un vrombissement agaçait maintenant leurs oreilles.

Un nid de sable fin
Un nid de sable fin

Bientôt, tous et toutes pointèrent l'index sur un étrange objet noir qui venait vers eux. L'objet volait mais perdait de l'altitude. C'était eux. Partis de la lointaine Amérique, ils avaient traversé l'immensité atlantique et paraissaient devoir se poser, dans ces Landes remarquablement chics, sur la commune de Mimizan. Les plus vifs aussitôt réfléchirent : où diable cet oiseau-là pourrait-il bien se poser ? Comme tout le monde avait une idée, et que chacune était différente et défendable, on décida, sans le dire, de suivre la trajectoire de l'appareil.

Un nid de sable fin
Un nid de sable fin

La foule, compacte, se déplaça tel un seul homme. Ce monstre aux mille bras et aux mille jambes avalaient sur son passage ceux qu'il croisait, grossissant ainsi de minute en minute, gagné par une excitation qu'attisait encore le ronflement du moteur, amplifié par l'approche de l'avion. Celui-ci finit par se poser dans une clairière et à l'abri, pour quelques minutes, du monstre qui approchait. Quatre hommes en sortirent : trois seulement étaient attendus.

Un nid de sable fin
Un nid de sable fin

Trois Français, donc, et un Américain qui, tel le lapin du haut de forme de l'illusionniste, avait bondi de sa trappe en pleine traversée océanique. Les trois hommes étaient reclus de fatigue, perclus de crampes, harassés. Ils virent soudain débouler une centaine d'hommes et de femmes, joyeux et braillards, applaudissant pour certains, tous poussant des vivats. Entourés, pris au piège de la bonhomie et de l'accueil franchouillard, les trois marins des airs durent passer de bras en bras.

Un nid de sable fin
Un nid de sable fin

Ils subirent également les embrassades viriles où la transpiration des joues et l'irritation causée par les moustaches étaient imposées par la vénération dont ils faisaient l'objet. Sans protester ils se laissaient faire, répondant aux innombrables questions qu'on leur posait, rougissant aux œillades de quelques demoiselles par l'exploit échaudées. Puis, annoncèrent-ils, il leur fallait repartir. Car à une cinquantaine de kilomètres au nord, dans un petit bureau d'un hôtel de ville landais, un maire, sa montre à gousset à la main, les attendait.

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1 décembre 2017 5 01 /12 /décembre /2017 19:00

En fait de rideau, c'était un drap déchiré aux bords qu'on avait traîné dans la fange par mégarde. L'un des petits assesseurs, garçonnet de quatre ans, le roula en boule et le jeta derrière lui. La pièce commençait. Un garçon plus âgé, d'une dizaine d'année, et une jeune fille encore plus âgée, presque adolescente, s'échangeaient des répliques incertaines. Leur diction était hachée, leurs regards fuyaient régulièrement vers Jean qui, faisant les cent pas, les dominait de son regard pénétrant.

Las, il s'ennuyait à mourir devant la performance de ses acteurs. Certes, il les avait recrutés au pied levé, le matin même, mais ils ne savaient absolument pas jouer. Il les voyait réciter – et mal, en plus – leur texte et devait s'obliger à les écouter jusqu'au bout de la scène. Scène qu'il avait écrite, naturellement, en s'inspirant bien volontiers et bien largement des pièces auxquelles il avait accès à l'abbaye, près de Paris. Il rêvait déjà de théâtre, de représentations auxquelles le roi assisterait, et pour lesquelles ce dernier indiquerait même, d'un discret signe de la tête, son contentement.

Petit théâtre
Petit théâtre

Enfin le dialogue s'achevait. Aucune conviction ne ressortait des propos : au moins là-dessus Jean accordait une certaine constance. Garçon de huit ans mais déjà homme de théâtre, il dit qu'il faudrait probablement travailler à nouveau cette scène mais que les débuts étaient, termina-t-il après une certaine hésitation, encourageants. Sans plus se soucier de ses cobayes, il quitta son théâtre. Ce lieu, ouvert à tous les vents, était l'esplanade herbue qui s'étalait devant le château.

Petit théâtre
Petit théâtre

Il pleurait, de dépit plutôt que de rage, amer et déçu de voir ses mots si maltraités. Retournant chez ses grands-parents, il se plaignait, tordait ses mains qui, tenant la plume, avaient corrigé et remplacé chaque mot de sa première œuvre. Des enfants, issus de sa troupe d'une heure, essayaient maintenant de le rattraper, peut-être pour qu'il les aidât, peut-être pour jouir de sa compagnie qui leur était agréable, mais lui ne se retournait pas.

Petit théâtre
Petit théâtre

Chemin faisant, il se promettait de grandes choses : d'être un élève studieux, un bon petit à l'esprit éveillé. Surtout il voulait écrire, vouer sa vie aux histoires et aux rimes, aux monologues et aux didascalies. Il voulait que ses écrits, enfin, rencontrent le succès qu'il estimait mérité et démontrent aussi à ses maîtres jansénistes que cet art pouvait enrichir les âmes. Ravalant ses larmes, il parvint au village, suivi par l'ombre de l'antique château et par les cris des enfants délaissés.

Petit théâtre
Petit théâtre

Profitant que la journée était belle, malgré l'automne, et redoutant les baisers consolateurs de ses grands-parents, il dépassa la maison au rat et au cygne d'argent. Ne pleurant plus, il pensait dorénavant à ses dernières lectures, histoires antiques et magnifiques, où l'horreur du drame frôlait de ses ongles noircis la peau blanche et pure de l'amour. Il ne parvenait plus à mettre un nom sur ce fils d'empereur qui perdit à la fois le trône et la vie, mais point son cœur. Il sentait qu'il y avait là quelque tragédie qui sommeillait depuis des siècles quand ses pensées furent interrompues par un boucan formidable.

Petit théâtre
Petit théâtre

L'âme sage mais l'esprit curieux, il se faufila à travers la foule qui bordait l'église. Un homme de belle mise s'y mariait et son épouse était la fille du bailli. Il savait l’homme poète, l’admirait un peu pour cela. Nul ne fit attention à ce petit garçon qui ferait, on ne le savait encore, la fierté de la Ferté-Milon. Le prêtre et le notaire étaient derrière : ils donnaient leur bénédiction. Jean décida de retourner à la maison : ses grands-parents, c’était certain maintenant, s’inquiéteraient de son absence.

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25 novembre 2017 6 25 /11 /novembre /2017 19:00

A quoi ressemblent les derniers jours d'une condamnée ? J'avais atteint l'âge de mille kilomètres, dit le fou du livre. Elle, d'où nous la voyons, n'en a que cent-vingt à peine. La fin est proche et pourtant elle ne fait rien : elle ne se révolte pas, elle ne refuse pas son destin, elle ignorerait jusqu'aux suppliques de ceux qui, déments, voudraient l'arrêter. Elle va ainsi, victime volontaire, vers ce qui la perd. Alors nous la suivons.

Elle est née plus au sud, dans des montagnes sacrées où des tours et des clochers disputent aux sommets le privilège d'être remarqués. Elle n'est pas la plus grande, ni peut-être la plus belle. Se dirigeant d'abord vers l'ouest, c'est-à-dire vers l'intérieur des terres et ses sœurs aînées, elle renonce à son projet et regarde vers le levant, cédant aux rumeurs de l'océan, se rapprochant de lui jusqu'à s'y jeter. C'est cette petite mort que l'on est en train d'observer.

Le grand saut
Le grand saut

Bientôt, elle arrive dans la grande ville, la capitale, qui fait face à l'ennemi héréditaire, et qui pourtant porte le nom que lui ont donné ces adversaires. La Liffey : c'est le nom de cette rivière, ne serpente pas, ne minaude pas, n'hésite pas en donnant du méandre à ses aspirants. Elle file droit, fidèle à son objectif, traverse comme une flèche le cœur de la cité. Mais, loin de le briser, elle le consolide, unissant ses rives.

Le grand saut
Le grand saut

Timide, si fine qu'on la dirait frêle, elle longe les jardins d'agrément puis s'aventure, le long des mauvais quartiers, près des usines et des anciennes prisons. Elle revient alors vers les quartiers plus animés et plus joyeux, s'en défait avant d'apercevoir, enfin, le grand bleu. C'est là que nous la rencontrons : sa tête nous revient. Nous décidons de la suivre. Elle coule, paisible, sans fuir le  dénouement prochain. La journée se termine. Ambiance crépusculaire.

Le grand saut

Sur ses rives, des piétons se promènent, de tous horizons. Familles avec poussettes, jeunes cadres d'entreprises en vogue, étrangers venus de loin et parfois de tout près, mais ils passent, ne s'arrêtent pas ou presque jamais. Ils ont à faire : des courses, prendre le bus, chercher le petit à la crèche, courir au musée avant qu'il ne ferme. Ils jouissent un instant de cette tranquillité précaire, obligés par la placidité des eaux.

Le grand saut
Le grand saut

Longtemps, on l'a utilisée. Pour les moulins, les brasseries, les tanneries … Son eau était un outil, une force qu'on désirait s'approprier, pour s'éviter des efforts trop lourds, pour faire bien plus que ne le pourraient des mains d'hommes. Aujourd'hui, on la regarde. Elle est comme un animal qui tractait autrefois les charrues et dont on admire désormais l'élégance et la joliesse. Les monuments, bien-sûr, y ont leur place gardée, pour s'y mirer, pour bien y être admirés.

Le grand saut
Le grand saut

Bientôt, enfin, elle s'élargit. Dans son ultime mouvement, tandis que le large l'appelle, lui promet l'immensité et l'abandon d'elle-même, elle se gonfle, se grossit, brise les chaînes humaines qui jusqu'ici l'enserraient. Elle dit adieu aux œuvres d'art qui l'accompagnaient, elle rit des petits êtres à pied qui croyaient la dompter, elle goûte au calme d'une nature libre redevenue maîtresse. Et, sans un bruit, sans y paraître, elle disparaît.

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19 novembre 2017 7 19 /11 /novembre /2017 19:00

Cela faisait plusieurs mois qu'elle toussait. Ni dans les cabinets de la ville, ni dans les hôpitaux de banlieue, les médecins n'avaient pu diagnostiquer la maladie qui la rongeait. Quelques semaines auparavant, d'étranges inflammations du derme et, même, sur certaines parties de son corps, de petites boules purulentes parsemaient sa peau d'une nouvelle géographie du mal. Un jour, on lui dit que du repos serait probablement salvateur. Elle refusa, plus par habitude que par peur.

Elle ne se laissa pas convaincre par des amis, ni même par sa famille, qui s'inquiétaient par écrans interposés. C'est son corps qui la convainquit. Des douleurs fulgurantes lui paralysaient les bras, le dos, les jambes, et laissaient comme des marques profondes et sanglantes dans son esprit. Elle regarda une carte de France et trouva un nom familier, souvenir de vacances, près d'une autoroute sur laquelle elle ne se souvenait pas avoir roulé. C'était Sainte-Enimie.

Bienvenue et salut
Bienvenue et salut

Elle partit un matin dans sa vieille auto d'étudiante. Quinze jours de congés, une chef qui semblait soulagée (par empathie ou par dégoût, elle ne le savait) et une famille qui, croyant avoir été entendue, soulignait inutilement les bienfaits d'un tel arrêt. Ses anciens flirts, évidemment, ne la contactaient plus, priant que son mal n'ait pas atteint leurs corps jeunes et sains. Seule, elle arriva dans sa location. Le paiement était effectué : la clé, dans une enveloppe, l'attendait.

Bienvenue et salut
Bienvenue et salut

Elle passa là deux semaines, hors du temps (son temps, en fait : celui de son travail, celui des transports en commun, celui des provisions à acheter). En huit jours, sa toux avait disparu. Elle respirait l'air chaud du village dans le jardinet dont elle disposait. Trois jours avant son départ, elle osa sortir. Ses boutons et autres marques de vilenie s'estompaient. La boulangère et l'épicier la servaient avec le sourire. Mais cela ne dura pas. Elle fit ses valises et, un soir, repartit.

Bienvenue et salut
Bienvenue et salut

Ce sont les quintes qui s'emparèrent à nouveau de ses journées et de son sommeil. Puis les cloques, plus nombreuses qu'auparavant, couvrirent son ventre, son torse et ses bras avant de gagner, téméraires, la base de son cou. Naturellement, les regards des autres la fuyaient puisqu'elle était, malgré elle, un insoutenable spectacle. Elle comprit qu'il lui fallait repartir. Ce qu'elle fit. Elle alla mieux, puis revint. Dans son quotidien de banlieue, elle s'affaiblissait encore car des symptômes nouveaux apparaissaient.

Bienvenue et salut
Bienvenue et salut

Elle fuit sur les routes, retrouva Sainte-Enimie. Le village ne semblait jamais changer. Certains matins, il s'animait de marchés où se chevauchaient les couleurs. Régulièrement elle s'arrêtait sur le pont, qui lui rappelait ceux de sa grande ville où klaxonnaient les bus et roulaient les voitures et les vélos. Ici elle était seule, dans une solitude rayonnante, ne croisant, certains après-midi, qu'un chat errant ou un grand-père qui allait chercher son journal ou son pain.

Bienvenue et salut
Bienvenue et salut

Heureusement, elle capitula. Grâce au téléphone et à d'amicaux soutiens, elle rendit son appartement, démissionna de son travail, fit déménager les rares biens auxquels elle tenait. Jamais plus elle ne toussait et le soleil rendait à sa peau l'éclat passé. Littéralement elle reprenait vie, retrouvait son goût, ses couleurs, ses odeurs : les discussions sur la pluie et le beau temps, le murmure de l'eau, la main posée sur un parapet de pierre encore chaud.

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13 novembre 2017 1 13 /11 /novembre /2017 19:00

Pardonnez, cher ami, que je ne respecte pas les formes épistolaires d’usage mais je veux vous conter ici l’aventure qui m’est arrivé hier. L’émotion a été si vive qu’à l’écrire, j’en ressens encore un frisson et, en même temps, une grande envie d’en rire me prend car j’étais prévenu, et par vous en somme. Vous connaissez mes activités ; sachez seulement que je devais me rendre à Vannes pour y conclure une affaire et que, délaissant pour cette fois la mer, je me trouvai dans la petite cité de la Roche-Bernard.

J’arrivai au soir, c’est-à-dire avant-hier, épuisé par une journée de route et bloqué dans ma progression par le passage de la Vilaine. La rivière revêt ici ses habits de fleuve, large et placide, prête à jeter ses eaux douces dans l’immense inconnu. Je fus d’abord étonné par le site lui-même, que vous m’aviez vanté lors de l’un de nos dîners. Un seigneur ou un guerrier n’aurait pu manquer cet éperon rocheux qui domine l’onde, s’adjugeant tout aussi bien une place de sûreté et un octroi pour vivre.

Vilain passage
Vilain passage

Après m'être restauré dans l'une de ces auberges poisseuses que m'ont fait connaître mes voyages, je décidai d'aller sur le port pour négocier pour le lendemain mon passage Là, je trouvai, comme je m'y attendais, l'agitation inhérente à ces lieux de transit ainsi qu'une faune toujours colorée qui semble manier aussi bien le verbe haut que, si besoin est, la dague et le couteau. Observant et me fiant à mon instinct, je choisis un homme dont la malhonnêteté ne m'apparut point trop saillante.

Vilain passage
Vilain passage

L'homme connaissait son affaire. Nous nous mîmes rapidement d'accord et j'allai me coucher l'esprit apaisé. La tenancière me salua d'un air entendu et gourmand auquel je ne répondis pas, évidemment. Le lendemain, j'allais retrouver mon passeur sur le port. La première surprise fut mauvaise : il était en retard. Cinq de ses passagers, dont j'étais, l'attendaient sur la jetée tandis que d'autres embarquaient et, même, débarquaient de l'autre côté de la Vilaine.

Vilain passage
Vilain passage

Il arriva enfin. Nous comprîmes, à sa démarche, qu'il avait passé la nuit à boire et il titubait si méchamment qu'il faillit, à deux reprises, se rompre le cou. Malgré son ivresse, il n'oublia pas de ramasser nos écots et nous fit alors embarquer dans une barque qui n'était pas celle que j'avais aperçue la veille. Celle-ci menaçait de couler, et d'autant plus que notre capitaine ne prenait aucune précaution pour garantir l'équilibre de l'embarcation, pesant à chaque pas de tout son poids sur les planches qu'on aurait dit pourries.

Vilain passage
Vilain passage

L'un de mes compagnons d'infortune, un vieillard sec et barbu, ne semblait pas s'émouvoir de la situation. Je tâchai de l'imiter tandis que les trois autres me jetaient, à moi qui, par mes habits et mon parler, leur paraissait probablement être un notable d'une lointaine contrée. Je ne voulais point perdre de ma prestance : je souriais. Mais au milieu du fleuve, ce maudit capitaine s'arrêta soudain de manœuvrer : il exigeait, pour l'autre moitié du chemin, la somme que nous avions déjà payée.

Vilain passage
Vilain passage

Nous protestâmes, évidemment : il s'écroula, lourdement. Dormant, ou faisant semblant, il ne répondait plus à nos lamentations. La comédie dura une bonne heure. Enfin nous cédâmes. Je dis nous mais il faudrait dire je, car je fus forcé de payer pour mes compagnons, manants sans grandes ressources. Nous arrivâmes donc à bon port, accueillis par les mariniers que la ruse de notre capitaine amusait beaucoup. Je repartis, sans un regard pour ce maudit, ce filou, qui cependant m’avait donné une raison de vous écrire. Depuis Vannes je vous adresse ces mots et imagine, derrière votre consternation, votre amusement et vos rires.

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7 novembre 2017 2 07 /11 /novembre /2017 19:00

On les avait laissés entrer. A l'issue d'âpres négociations, Riquewihr avait offert sa reddition. Et maintenant, la soldatesque ennemie s'engouffrait en paradant dans une cité dont on avait demandé la vie sauve pour ses habitants. Le claquement de leurs pas, le son de leurs rires et le cliquetis de leurs armures étaient les seuls bruits que l'on entendait. Leur capitaine, un Lorrain haut en taille et en couleurs, pénétra le dernier entre les murs. Aussitôt passé les portes, il en ordonna la fermeture.

Un groupe de notables de la cité s'avança vers le gaillard. Celui-ci était accompagné de vingt hallebardiers, lanciers, lansquenets, armés et goguenards, et aussi assoiffés. La voix du burgvogt ne trembla pas quand il réitéra les conditions de la reddition. Elle ne trembla pas non plus lorsqu'il admonesta le capitaine de respecter la parole donnée. Elle ne trembla toujours pas lorsque, élevant la voix, il s'adressa aux habitants, les assurant qu'aucun mal ne leur serait fait.

Que décroissent ceux qui ont cru
Que décroissent ceux qui ont cru

Et, tandis qu'il demandait à l'un des valets présents à ses côtés d'aller quérir quelque morceau de papier pour signifier l'abandon de la cité, sa voix trembla. Car, au bout de la place, il avait aperçu un groupe de lansquenets forcer la porte d'une taverne, et il entendit très distinctement un raffut terrible qui en sortait. Alors, incapable de terminer sa phrase, il vit une masse d'hommes, Lorrains de toutes armes, se précipiter comme un seul homme vers l'origine de l'agitation.

Que décroissent ceux qui ont cru
Que décroissent ceux qui ont cru

L'armée ennemie, en quelques minutes, se débanda. Par petits groupes, ils fouillaient les échoppes, retournaient les étals, expulsaient de force les commerçants qui défendaient leurs petits trésors. Devant une telle manifestation, le burgvogt resta interdit. Du regard, il interrogea le capitaine qui fit mine de ne rien comprendre. Quelques habitants se mirent à protester, d'abord d'une voix faible et puis, comme le chahut ne finissait pas, bien plus énergiquement.

Que décroissent ceux qui ont cru
Que décroissent ceux qui ont cru

Un homme et une femme traversèrent la place et, devant les yeux aussi inquiets que stupéfaits du burgvogt, exigèrent du capitaine qu'il retint ses hommes. Le capitaine ne sourcilla même pas. Il se retourna simplement vers ceux qui l'entouraient et leur fit un signe de la tête. Aussitôt, une dizaine d'hommes s'approcha du couple et commença à les rouer de coups. Tombés à terre, les deux téméraires perdirent rapidement connaissance. Dans la ville, les enfants commencèrent à pleurer.

Que décroissent ceux qui ont cru
Que décroissent ceux qui ont cru

La voix du burgvogt tremblait décidément. Il suppliait maintenant le capitaine qu'on ne fit point de mal aux habitants, il rappelait l'accord passé, puis il promit une somme qu'on verserait en sus. Puisqu'il y a ici tant d'argent que cela, nous nous servirons nous-mêmes, lui répondit le capitaine. Et ce fut comme un signal. Leur appétit de vivres et de vin ayant été satisfaite, les Lorrains ouvraient la porte de chaque maison, et à chaque fois que cela se produisait, de nouveaux cris parvenaient au burgvogt.

Que décroissent ceux qui ont cru
Que décroissent ceux qui ont cru

L'argent ne suffisait pas forcément ; il fallait aussi des femmes. L'une d'elles, poursuivie et gravement menacée, préféra se jeter de sa fenêtre plutôt que de laisser se poser sur elle ces mains odieuses. Toute l'après-midi, la cité fut soumise au pillage et aux règlements de compte. Sur la place, le burgvogt était demeuré interdit. Jusqu'au soir, il resta ainsi. Et le lendemain, lorsque la troupe sortit, les soudards rirent de le surprendre misérable, recroquevillé et lamentable.

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1 novembre 2017 3 01 /11 /novembre /2017 19:00

Pardon, mon brave ? Oui, ils y sont toujours. Monsieur le propriétaire n'a point voulu les chasser. Depuis deux semaines. Non, aucun ennui. Ah, enfin, je vous assure que nous n'en avons jamais entendu parler. Certains soirs, il est vrai, nous parvenait la musique de leurs guitares et le timbre de leurs voix. Ils sont à l'autre bout du parc, près de la nationale qui longe la forêt. Eh bien, nigaud, c'est par là, à l'ouest. Vous n'avez pas de boussole ? C'est ennuyeux. C'est que vous auriez pu vérifier mes dires. Mais pourquoi me demandez-vous des renseignements sur ces messieurs ?

Pardon, mon brave ? Vous en êtes certain ? Vous m'affirmez que vous avez vu deux gredins s'enfuir en courant vers l'ouest ? Soyez sérieux ! Vous ne saviez pas, il y a trois minutes encore, où se trouvait l'ouest. Bien, bien, je vous crois. Sur parole, évidemment. Non, mon brave, je ne jure pas. Parce que mes parents m'ont appris à ne pas le faire. Il suffit, il suffit ! Suspects, dîtes-vous ? Ma foi, je veux bien vous l'accorder. Et vous n'avez rien fait pour les rattraper, ces bougres ?

Ciel, les bijoux !
Ciel, les bijoux !

Un cri ! Un cri provenant du deuxième étage ! Un cri provenant du deuxième étage où dort madame Blanche ! Elle, la superbe, la divine, la cantatrice, non point chauve, non ! Horreur ! Qu'elle soit chauve ? Qu'elle puisse l'être ? Qu'elle l'ait découvert ? Non point, son cri, simplement. Horrible. Ça oui : terrifiant, affreux, et pourtant quelle voix ! Quels aigus ! Quelle montée en gamme ! Le do du très haut n'a qu'à bien se tenir. Mais puisqu'elle crie, elle est en danger certainement. Horreur !

Ciel, les bijoux !
Ciel, les bijoux !

Le chien, maintenant ! Le bichon, le mignon bichon, l'odieux bichon aussi, quand il s'y met, qu'il n'a pas eu sa pâtée, la sale bête hargneuse qui vous mord les mollets pour faire rire madame. Allons, reprenons-nous. La voilà qui hurle encore, l'adorable bête. Tel un loup minuscule dans la forêt de bijoux dorés de sa maîtresse. La bestiole a du coffre, il faut le reconnaître. Probablement veut-elle nous alerter. Qu'on l'aide ! Qu'on la sauve ! Madame Blanche, bien-sûr, pas le chien.

Ciel, les bijoux !
Ciel, les bijoux !

Mes aïeux, je manque de m'évanouir. Là, sur la commode, que voyez-vous ? Rien ? Rien ! Là voilà, l'erreur ! N'avez-vous pas souvenir qu'on avait déposé là un petit coffret ? Un coffret de bois exotique. Ou bien était-ce de l'ivoire ? Ou bien, oui c'est cela, de l'argent ciselé. Sur lequel figuraient deux angelots et une corne d'abondance. Ou c'était un cerf majestueux sortant du bois. Peu nous importe. Le coffret a disparu ! Un coffret de madame, que madame chérissait, emportait dans tous ses voyages, qui renfermait sa vie, c'est-à-dire ses bijoux. Hélas, trois fois hélas !

Ciel, les bijoux !
Ciel, les bijoux !

Madame, ouvrez-nous, je vous en prie ! Madame ! Elle n'entend pas : soit elle boude, soit elle est évanouie, soit … Non, n'y pensons pas. Vous, mon garçon, approchez-vous. Vous êtes robuste ? Fort, dîtes-vous … Comme un Turc ? Allons, un peu de sérieux mon garçon. Vous n'êtes pas trop mal fait, je vous l'accorde, mais enfin … Comme un Turc ? Vous me ferez rire. En pareilles circonstances ! Inconscient ! Enfoncez cette porte ! Du nerf ! De la brutalité! Vous vous êtes fait mal ? Mais quel Hercule ! Le bois a craqué !

Ciel, les bijoux !
Ciel, les bijoux !

Madame, Madame ! Réveillez-vous … Oh, vous l'êtes déjà. Vous souffrez ? Beaucoup ? Énormément ? A la folie ? Qui a dit pas du tout ? Imbécile, vous voyez bien que madame est à l'article de … Pardon, madame ? Votre cheville ? Elle est là, madame, à vos pieds. Bougrement enflée. Pas très jolie à voir. Je veux dire … qu'elle n'égale pas votre beauté. Tout en restant une cheville parfaitement dessinée. Un médecin : je vais vous appeler un … Ah, docteur, vous voilà déjà ! Et je ne vous ai même pas appelé ! Comment ? Ces deux messieurs l'ont vue trébucher contre son coffret ? Ils ont accouru vers vous ? Messieurs, mes respects !

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26 octobre 2017 4 26 /10 /octobre /2017 18:00

Un soir comme tant d'autres soirs. La douce chaleur du début de l'automne est tempérée par la brise fraîche et le ciel, haut sur la ville de feu, se teinte d'un rouge crépusculaire. Accoudé sur une pierre dont il a lui-même approuvé la taille, Nasoni regarde l'horizon. Ses doigts grattent le grain du roc qui a fait sa fortune ou, plutôt, son nom dans la bonne ville de Porto. D'en bas de la tour lui parviennent les bruits de la rue, rumeur sans forme qui est comme le cœur de la ville, qui bat comme la rumeur enfle.

Si une tierce personne était à ses côtés - mais ce n'est pas le cas -, elle dirait de Nasoni qu'il est mélancolique, ou bien songeur, ou bien observateur, ou bien confiant, ou bien plein d'espoir, ou bien énigmatique. Dans sa tête, probablement mille choses se passent et se disent, mille détails qui ont la vie de Nasoni en commun, et que le secret du silence recouvre, que la bouche close tait. Nul ne pourrait jauger ce qui se trame, juger ce qui, décidément, occupe cette âme.

Le père étranger
Le père étranger

Si l'on en croit le calme apparent du corps, Nasoni ne s'affole pas d'affaires courantes. Il n'est pas tracassé par une livraison de pierres qui fait défaut, ou par le refus d'un projet qui lui était cher. Alors, en homme avisé, en homme sûr, en homme que la vie n'effraie presque plus, c'est sa vie, justement et probablement, qu'il examine. Une vie d'exil, doré, souhaité, revendiqué et chéri, loin d'une natale Italie, dont s'accumulent sur les bords du Douro presque quarante années.

Le père étranger
Le père étranger

Les souvenirs affluent, peut-être, sous ce crâne dégarni. Ces yeux, qu'on dirait tristes, ou bienveillants, brillants quoiqu'il en soit, ont vu tant de choses, tant de gens. La brise chatouille l'iris : une larme se forme. Le souvenir de sa première épouse, une Napolitaine, morte en pleine jeunesse, surgit un instant. La joie des enfants, nombreux, qu'il a eus de celles qu'il a aimées, lui étreint le cœur. Ses garçons et ses filles sont maintenant de la ville des familiers. Joints à la foule des étudiants, ils en parcourent les rues et en tètent les seins nourriciers.

Le père étranger
Le père étranger

Nasoni pose sur la cité un regard paternel. Comme ses ancêtres romains, il a bâti ici une œuvre qu'il espère vaillante face aux siècles. La cathédrale, les églises, les palais, les bonnes œuvres : où qu'il regarde, il voit l'un de ses dessins : croquis mués en monuments, murs nus peints d'angelots et de saints. Il songe aux heures où, assis à sa table, à la lumière du soleil ou à celle d'une chandelle, il reprenait inlassablement ses plans, mesurait et calculait, n'oubliait pas la grâce dans qu'il désirait proposer. Des heures passées seul dont, aujourd'hui, il admire les fruits.

Le père étranger
Le père étranger

Mais avant les premiers travaux, avant cette vie de labeur qu'il avait embrassée avec émotion et passion, il avait grandi et appris, là-bas en Italie. Sur un chantier maltais, il fit la connaissance d'un homme sur lequel il fit une grande impression. Le frère de l'homme, curieux des récits qu'il avait entendus, invita Nasoni à se présenter à lui. Nasoni vint donc dans cette ville bordée par l'océan et, immédiatement, sut qu'il aurait à rester pour quelque temps. En fait, c'était le temps de sa vie qui s'était écoulé là.

Le père étranger
Le père étranger

Du fait de ses origines et de la réputation de ses réalisations, jamais son bureau n'avait été vide de missions. Et Nasoni continuait, brûlait ses jours en dessins et en calculs, s'enchaînait à cette ville où, irrémédiablement, il était étranger. Et encore ce soir, frissonnant dans l'automne, après quarante années passées à modeler la pierre de cette cité, père d'enfants qui maniaient avec aisance le portugais, il se sentait tout à la fois loin de chez lui et portuan pour la vie.

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20 octobre 2017 5 20 /10 /octobre /2017 18:00

Le groin dans la boue, le cochon cherchait sa ration. Il pataugeait, heureux comme un pape, dans l'alliance délicate de la terre et de l'eau. Non content d'y fourrer son museau, il y trempait les pattes et son gros corps arrondi qui, de rose, passait au marron. Il frétillait d'aise et plus encore lorsqu'enfin, il trouvait quelque trésor à avaler. Si une fatigue passagère le prenait, il se vautrait, tout simplement, les yeux roulant et les oreilles remuantes, avant de se relever pour mieux gamberger.

Son gardien, ou plutôt sa gardienne, était une jeune fille de dix ans à peine. Elle aussi vaquait à ses occupations et, quand le souvenir lui revenait, elle cherchait des yeux la bête qu'elle devait surveiller. Ainsi elle taillait de petits bouts de bois qu'elle tâchait, à grand peine, de sculpter, fouillait les taillis à la recherche de baies et de fruits, amassait de l'argile qu'elle tirait des rivières pour en faire des tas qu'elle désirait finement façonner.

De boue et d'or
De boue et d'or

Aux heures convenues avec le fermier, la jeune fille apportait à manger au cochon. Auparavant, elle tirait du panier deux ou trois quignons et ainsi ôtait un peu de bien qu'on avait réservé à l'animal. Ça ne lui fait pas de mal, pensait-elle, voyant la bête dodue qu'on allait probablement bientôt abattre. Et ainsi elle était contente de son action car, le privant de son bon droit, elle lui offrait quelques jours de répit avant l'implacable sanction.

De boue et d'or
De boue et d'or

Ce jour-là, pourtant, elle ne le trouvait pas. Elle se rendit où, habituellement, elle trouvait son protégé mais il lui fallut bientôt se résigner. Assise sur une pierre, elle tâchait de penser comme un cochon. Cependant elle désespérait de ne pas y parvenir, puisqu'elle étant humaine et lui un cochon, la connexion n'était pas certaine. Au bout d'une heure, elle se décida à revenir vers la ferme où, probablement, on la battrait pour avoir perdu ce qui était, pour eux, une aubaine. Des larmes coulaient déjà sur sa joue. Elle décida donc de s'octroyer un détour.

De boue et d'or
De boue et d'or

Puisque, lorsque l'on a péché, il faut se confesser, elle se dirigea vers l'église. A quelques centaines de mètres, le village paraissait calme. Elle savait que, sitôt qu'on apprendrait sa déveine, elle entendrait la colère et les lamentations. Et, toute à ses pensées, voilà qu'elle crut bien halluciner : son cochon était là, immobile et toujours gras, baissant la tête vers un objet qui l'intriguait. Heureuse d'échapper aux coups, elle alla voir de plus près et resta coi : car c'était de l'or qui émergeait de la boue.

De boue et d'or
De boue et d'or

Le cochon avait déjà visiblement essayé de dévorer son étrange proie. C'était une croix, une croix dorée, que le maître d'école aurait sûrement qualifié de finement ouvragée. Aux extrémités et en son centre, des pierres précieuses augmentaient son attrait. La jeune fille, fascinée, songea d'abord à garder la précieuse relique. Mais sa voix intérieure la contint dans son désir et, de sa main invisible, pointa l'endroit où l'on célébrerait sa révélation. Guillerette était la petite qui allait trouver le maire et le curé, lesquels étaient, justement, en pleine discussion.

De boue et d'or
De boue et d'or

Suivie de son cochon (car les bêtes aiment les personnes qui s'occupent d'elles), la fillette sortit la croix d'or de derrière son dos. L'homme de loi n'en revenait pas. L'homme de foi priait comme un dément. Car le reliquaire, autrefois enterré par un prêtre, avait été perdu. Le village, bientôt, accourut. Et tous de questionner l'endroit où le miracle avait eu lieu, de la manière dont la petite s'était pris pour retrouver l'objet pieu. Elle ne dit rien et désigna le cochon. Tout à ses recherches culinaires, ce dernier fut au centre des exclamations : décidément, dans le cochon, tout est bon.

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14 octobre 2017 6 14 /10 /octobre /2017 18:00

Ça grognait depuis un moment dans les faubourgs. Oui, le petit peuple débat toujours. Dans les troquets, dans les rues, dans les cours, c'était à qui s'était fait le plus avoir. Et, bien évidemment, de telles humiliations devaient forcément se savoir. A mesure que les petites mères, les bons ouvriers, les jeunes débutants et les vieux sans illusions discutaient entre eux, on avait fini en fin de compte par s'apercevoir que ce peuple aux cannes nues se damnait d’être trop taiseux.

C'est-à-dire, puisque le propos n'est pas clair, qu'à force de quémander du travail aux soyeux, les canuts, donc, ne faisaient que baisser leurs prix. C'était à qui fabriquerait le plus rapidement, le mieux et le moins cher possible. Pour sûr, c'était les compagnons qui trinquaient les premiers. Dans les appartements populeux de la Croix-Rousse, tandis que le bistanclaque rythmait la journée, il ne fallait pas s'étonner d'entendre quelques claques envoyées par dépit, et des injures et des cris.

La victoire modeste
La victoire modeste

Quand ce petit monde : petit parce qu'invisible, petit parce qu'inaudible, petit parce que corvéable, a compris qu'en se tuant soi-même, on tuait aussi les autres, les copains, quoi, ce petit peuple qu'on n’entendait pas a hurlé. D'une voix, d'un coup. Assez ! Suffit ! La mèche allumée allait vers le tonneau de poudre. On demandera : qui a allumé la mèche ? Le préfet, pardi ! Le gouvernement : enfin, son représentant, imposait un tarif minimum à la pièce livrée. On allait vivre !

La victoire modeste
La victoire modeste

Que nenni, pensez-vous ! Sitôt dit, sitôt contesté : les pontes ne voulaient rien savoir. Étranglés qu'ils étaient, pleuraient-ils, et ils mettaient leurs mains potelées à leurs cous gras pour signifier que, sans le foie gras, sans les cailles rôties et sans le bourgogne fleuri, on les condamnait, quoi, à la mort atroce. Ce n'est point que le peuple n'avait pas de pitié mais, faut comprendre, il avait faim, le peuple, il en avait marre de trimer pour une pièce plus petite sans cesse, et qu'on lui tapote la tête en lui murmurant de rester bien gentil.

La victoire modeste
La victoire modeste

Derrière les canuts, tout le monde accourait : les liseurs, les battandiers, les gareurs, les satinaires et toute la clique. Et les femmes bousculaient les bonshommes pour être aux premières loges : ourdisseuses, magnarelles, dévideuses et passementières. On ameutait à force de cris les copains qui descendaient des cours, on arrachait parfois à leurs métiers des qui n'avaient rien compris et qui faisaient tourner leur Jacquard. On descendait donc, furieux, vers Lyon, la mère qui dormait et n'entendait pas ses enfants s’étouffer.

La victoire modeste
La victoire modeste

La garde les attendait, puisque le sommeil des bourgeois est précieux et que la vie des ouvriers ne vaut rien. Mais ces beaux messieurs qui tenaient le fusil d'un air délicat ne purent rien contre la foule, contre la houle qui les emporta. Les petites mains se répandaient dans la ville, agitaient les outils de la révolte, qui étaient ceux du quotidien. Ensemble, elles basculaient de leur force commune la peur dans le cœur des nantis. Le prix, puisqu'il y en a toujours, était celui du sang mais croyez bien qu'ils n'étaient qu'en sursis, tous ces vivants.

La victoire modeste
La victoire modeste

On se battait, on tapait, on embrochait, on tirait à bout portant, ah ! la grande époque ! Tout à coup, un canut tombait : son nom explosait dans les airs : la déchirure d'une femme, la rage d'une fille, la tristesse d'un fils dont le père s'éteint. Trois ou quatre de ses amis se précipitaient sur lui, s'emparaient de sa pelle ou de sa pioche, revenaient vers la barricade en jurant de revenir pour protéger le corps des misères qui pourraient lui être faites. Mais ils ne reculaient pas. Quand la nuit fut passée, ils comptèrent d'abord les morts. La ville dormait, un filet de sang à sa bouche, les yeux révulsés d'horreur car les poux l'avaient conquise. Les canuts, les compagnons, les taffetaquières et les teinturiers marchaient maintenant d'un pas hésitant. L'hôtel de ville : ça n'était qu'un joli bâtiment, ça oui, dans lequel, même vainqueurs, ils ne se sentaient pas à leur aise. Victoire, donc, c'était le mot : mais la colère était passée, et il n'y avait plus personne à qui parler. Tandis que d'autres palabraient et parlementaient, les canuts, las et beaux, c’est à la Croix-Rousse qu’ils retournèrent.

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  • : Récits de voyage, fictionnels ou poétiques : le voyage comme explorateur de la géographie et de l'histoire.
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