Leurs os étaient trempés et ils grelottaient. Toute l’après-midi, il avait plu et toute l’après-midi, le temps avait été frais. Ils grelottaient à présent, claquaient des dents, se recroquevillaient sur eux-mêmes pour trouver, quelque part, une source de chaleur. Tous les deux, sous un toit, sous un immense toit, ils grelottaient, reniflaient avec peine, fermaient les yeux pour ne pas sentir le froid s’insinuer en eux.
Ils avaient un petit brasero à leur disposition. Un brasero qu’ils avaient oublié de redescendre à la fin de l’hiver. Un brasero qu’ils voyaient chaque jour et à propos duquel ils plaisantaient, chaque jour. Ils se disaient, chaque jour, qu’il leur faudrait le descendre, qu’il leur faudrait le ranger. Ils se disaient, chaque jour, qu’ils allaient peut-être le laisser là pour attendre l’hiver prochain. Mais, les os trempés, ils grelottaient. Mais, les os trempés, ils ne plaisantaient plus.
Ils allumèrent le brasero et ils se réchauffèrent. Ils sentirent leurs os se réchauffer. Ils ouvraient de grands yeux pour mieux absorber la chaleur, la retenir, l’aimer. Sous la vaste charpente de bois, la forêt de châtaigniers, ils ouvraient les bras, tendaient leurs mains, se rapprochaient des charbons ardents. Dehors, la pluie avait cessé. Mais cela ne les intéressait plus, car ils en avaient terminé pour cette journée, car leur seul intérêt désormais était de se réchauffer.
La journée était terminée, il fallait redescendre. Rentrer chez eux, retrouver leurs familles, leurs enfants, manger la soupe, se coucher, dormir profondément. Sous la vaste charpente de bois, ils étaient seuls. Ils rangèrent leurs outils, avec soin, comme tous les soirs. Ils se dirigèrent vers la porte, comme tous les soirs, descendirent les escaliers, contemplèrent l’immense cathédrale, sa nef, ses vitraux éblouissants dont le bleu faisait la renommée de la ville, l’espace sacré, les stalles. Puis ils franchirent les portes et s’en allèrent.
A la sortie, ils croisèrent deux jeunes hommes, élégamment habillés. Ils les saluèrent d’un murmure inaudible, car ils avaient du savoir-vivre, car ils étaient fatigués, car ce type de jeune homme les arrêtait souvent pour leur parler. Leur parler de la cathédrale. De la cathédrale de Chartres. De ce temple qu’on voyait de si loin, de ces tours dont on parlait avec admiration, de ces vitraux qu’on lisait comme un feuilleton. Parce qu’ils ne voulaient pas parler, ils les saluèrent dans un murmure.
Ils partirent se coucher. Chacun chez soi. Sous leur toit. Celui de leur logement. Dans un immeuble de la basse ville, près de la rivière. Ils dormirent, chacun chez soi, leurs enfants auprès d’eux, leurs épouses à leurs côtés, d’un sommeil de plomb, sans rêves, abrutis de fatigue, abrutis de froid. Dans la nuit, ils sont réveillés. Par les cris, par leurs voisins. La cathédrale brûle. Ils sortent de la couche, encore perclus de fatigue. La cathédrale brûle. Ils restent là, les yeux écarquillés, la cathédrale brûle, le ciel rougeoie, la cathédrale brûle, la forêt brûle.
Le lendemain, le feu est éteint. La nef est toujours debout. L’autel, les stalles, le labyrinthe ont survécu. Survécu à l’incendie. Incendie provoqué par un brasero. Brasero placé sous la charpente. Charpente sous laquelle se sont abrités deux ouvriers détrempés. Transis de froid. Des ouvriers qui ont vu, dans la nuit, des flammes lécher le ciel noir, et les étoiles. Des étoiles que l’on pourra observer, ce soir, cette nuit, sans quitter les bancs de la cathédrale.